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Manufacturiers

Pirelli : sans patrimoine, la puissance n’est rien

Publié le 29 octobre 2025

Par Nicolas Girault
5 min de lecture
Le siège milanais de Pirelli abrite sa fondation, veillant sur le patrimoine de la marque. Visiter cette institution, c’est faire un saut dans le passé et les très riches univers du manufacturier italien. Un voyage incontournable pour comprendre la philosophie du fabricant.
Reconnaissable entre tous, le logo au P allongé est apparu en 1908 et connaîtra de nombreuses déclinaisons jusqu’à sa version actuelle. ©Pirelli

Impossible de la rater en entrant dans la Fondation Pirelli : la paire de chaussures à talon aiguille rouge trône dans la vitrine du hall. C’est celle qu’a chaussée Carl Lewis pour la publicité du manufacturier en 1994. Le visiteur la voit donc dès qu’il franchit le seuil de ce bâtiment classique italien du XIXe siècle. Celui-ci est enchâssé entre les immeubles ultramodernes, abritant aujourd’hui le siège social, et l’un des principaux centres de R&D du groupe. Ce lieu hors du temps conserve tous les aspects de la culture et de la mémoire de Pirelli, depuis ses origines.

Le quartier de Pirelli

En effet, quelques couloirs après le hall d’entrée, le visiteur peut admirer une immense photo en noir et blanc. Celle-ci représente plusieurs centaines d’ouvriers et de cadres Pirelli en 1905. La grande qualité de sa définition permettrait d’identifier presque toutes les personnes immortalisées sur le cliché.

"Il s’agit d’une photo prise par le célèbre photographe italien Luca Comerio, explique Cinzia Storti, responsable du contenu éditorial et de recherche de la fondation. Elle est importante, car elle représente l’ensemble des employés de Pirelli dans la première usine de Via Ponte Seveso. Quelques années plus tard, ils seront des milliers et une photo équivalente deviendra impossible".

En 1909, le succès de ses produits pousse la famille Pirelli à déménager une partie de la production quelques kilomètres plus loin. Il s’agit du siège social actuel, dans le quartier de Bicocca, de la 9e municipalité de Milan. Le groupe est alors voisin d’entreprises sidérurgique, aéronautique, d’équipements automobiles, etc. Il s’étend jusqu’à occuper 700 000 m2 de terrain et employer 13 000 salariés à son apogée.

L’usine sera ensuite bombardée à plusieurs reprises, entre 1940 et 1943, par les Britanniques et les Américains. Mais elle renaîtra de ses cendres après la guerre et se maintiendra en bonne position parmi les plus grandes industries transalpines. Cependant, elle ne sera pas épargnée par la désindustrialisation des décennies 1970-1980. Elle passera de 12 000 employés milanais dans les années 1950 à 6 300 en 1984, année où Pirelli cessa d’y fabriquer des pneus. Le manufacturier délocalise alors sa production dans ses usines sicilienne (près de Messine) et piémontaise (près de Turin).

Quatre kilomètres d’archives

À partir de cette époque, Bicocca parvient à rebondir, en devenant un quartier universitaire et financier. Aujourd’hui, Pirelli reste intimement lié à ce territoire. Le groupe possède d’ailleurs toujours la villa Bicocca degli Arcimboldi (du XVsiècle), achetée en 1918, qui donne son nom au quartier. Mais autour des artères de ce dernier, les usines ont cédé la place à des constructions de verre et de béton.

Parmi elles, la belle façade ocre et blanche de la fondation du manufacturier tranche avec l’anthracite élégant de ses voisins contemporains. Ce décalage architectural renvoie à celui entre le passé et le présent de la marque qu’elle abrite. À l’intérieur, un escalier mène à l’étage où un vaste espace est réservé aux expositions temporaires. Au rez-de-chaussée, une porte discrète mène à un couloir, puis à une salle dont la majorité de l’espace est occupée par de grandes armoires métalliques mobiles, montées sur rail.

Celles-ci accueillent une partie des archives de Pirelli. Cette pièce constitue l’une des plus grandes bibliothèques techniques et scientifiques consacrées aux pneumatiques. On y trouve des documents dans toutes les langues, traitant de nombreux sujets liés au caoutchouc… Et le site reste d’ailleurs toujours ouvert, à la disposition des chercheurs. "Au total, la fondation abrite quatre kilomètres d’archives, précise Cinzia Storti. Celles-ci comprennent des documents techniques concernant la production, le sport automobile jusqu’à la communication visuelle".

En effet, dans la salle suivante, les meubles dissimulent notamment de magnifiques affiches originales. La spécialiste utilise des gants pour sortir des tiroirs ces documents datant de la Belle Époque jusqu’à nos jours. En les admirant, on s’aperçoit que, depuis ses débuts, la marque a toujours fait preuve de créativité dans les domaines du design de la communication. Elle s’est également très tôt appuyée sur le sport automobile et le cyclisme pour promouvoir ses produits.

Naissance d’une multinationale

En effet, l’histoire du groupe démarre avec la création de G.B. Pirelli & C. par Giovanni Battista Pirelli (1842-1932) et 24 associés, le 28 janvier 1872. L’entreprise était spécialisée dans la fabrication d’articles en caoutchouc – courroies de transmission, soupapes, isolateurs, mercerie, jouets… – notamment utilisés dans les machines industrielles, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les câbles sous-marins et les biens de consommation.

Ensuite, le manufacturier lance son premier pneumatique pour vélo en 1890, puis l’Ercole pour l’automobile en 1901 – dont un exemplaire est exposé à la fondation. L’activité s’organise en trois divisions : câbles, pneumatiques et articles divers. Sur les murs de la fondation, d’anciens organigrammes rappellent le développement de l’entreprise à l’étranger, à partir de l’ouverture d’une usine espagnole, près de Barcelone en 1902. Par la suite, Pirelli ouvre celles de Southampton (Grande-Bretagne) en 1903, puis de Buenos Aires (Argentine) en 1917, de Manresa (Espagne) en 1924 et de Burton on Trent (Angleterre) en 1928… Premiers sites d’un maillage mondial.

Les commandes militaires du premier conflit mondial dopent ses activités dans le monde entier. Tandis que le pneu prend le pas sur les autres dans les années 1920. À l’époque, ces pneus sont déjà fortement reliés au monde sportif. Dès 1907, les enveloppes se sont distinguées en chaussant l’Itala du prince Scipione Borghese et du journaliste Luigi Barzini, vainqueurs de la course Pékin-Paris avec plus de 20 jours d’avance sur leurs concurrents.

Quinze ans plus tard, des motos (Guzzi, Gilera et Bianchi) équipées de Pirelli établissent des records de vitesse… En 1935, Giuseppe Vigorelli, directeur des ventes de pneumatiques de la marque en Lombardie et cycliste passionné, initie la création du vélodrome milanais qui portera plus tard son nom. À la fin des années 1940, le pilote Alberto Ascari et les véhicules équipés de Pirelli remportent 42 Grands Prix en championnats du monde… Bien avant les actuels rallyes et compétitions de Formule 1.

De la technique à la culture

Côté progrès techniques, dans les années 1930, l’entreprise étudie le remplacement du caoutchouc naturel par du synthétique et du coton par de la rayonne ultrarésistante. Ce fil artificiel entre dans la fabrication du matériau de la carcasse. Il permettra de produire des pneumatiques pour les véhicules militaires lourds à l’époque du régime fasciste et du second conflit mondial.

Pendant la période de reconstruction, Piero et Alberto Pirelli fourniront des pneus pour des modes de transport plus pratiques et plus économiques : utilitaires, scooters et la fameuse Fiat Topolino. En 1951, Pirelli invente le pneumatique radial en brevetant son Cinturato. Celui-ci sera décliné pour la moto dans les années 1980. Tandis que le P Zero est lancé cinq ans plus tard.

À l’étage de la fondation, une grande mosaïque occupant tout un mur rappelle l’intérêt croissant de Pirelli pour la culture et les formes innovantes de communication, parallèlement au progrès technique. En 1948, la parution de la Rivista Pirelli est un exemple de presse d’entreprise destinée au grand public, combinant culture humaniste et technico-scientifique. Des écrivains renommés comme Dino Buzzati et Umberto Eco notamment y signent des articles.

Dès 1964, ce sont les filles dénudées du premier calendrier Pirelli qui s’affichent dans les ateliers ! Elles commenceront à se rhabiller progressivement à partir de l’édition 2002, voire à être accompagnées par des hommes… Des personnages toujours immortalisés par de grands photographes.

Inscrit dans la culture populaire

Depuis le début du XXe siècle, le groupe emploie d’illustres publicitaires et graphistes. Leurs œuvres – des années 1900 à aujourd’hui – ornent les murs de la fondation. Parmi eux, des précurseurs lui ont donné son fameux logo avec le "P" long coiffant son nom, en 1908. Il évoluera jusqu’à sa version actuelle qui date de 1982.

C’est d’ailleurs avec la publicité portée par Carl Lewis – photographié par Annie Leibovitz – qu’apparaît le dernier slogan du manufacturier : "Sans contrôle, la puissance n’est rien". C’est cette mémoire que conserve la Fondation Pirelli. Le groupe a très tôt été sensible à la mise en avant de son savoir-faire, en s’inscrivant dans l’univers culturel. Il a ainsi ouvert son musée du caoutchouc à la Bicocca degli Arcimboldi en 1922, puis son centre culturel Pirelli à Milan en 1947. Treize ans plus tard, il s’ancre majestueusement dans l’architecture de la cité lombarde en érigeant un gratte-ciel à son nom.

Enfin, il lance sa fondation en 2008. Elle accueille régulièrement des expositions temporaires sur les différents univers qui ont marqué l’histoire de Pirelli. Au regard des documents exposés aux murs de la fondation, le manufacturier fait partie des rares avec son concurrent français à s’être inscrit dans la culture populaire depuis plus d’un siècle, en y ajoutant l’indémodable design à l’italienne. Un bel écrin pour ce fleuron industriel et ses innovations de haute technologie tournées vers le futur.

 

Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°191 de septembre-octobre 2025.

 

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