Molécule 6PPD : l'histoire hallucinante du saumon américain qui pourrait coûter très cher au pneu européen

De l'Ontario à l'Europe, il fallait avoir de l'imagination pour anticiper ce problème. Il y a cinq ans, c'est dans cet État de l'Ouest américain qu'une mortalité anormalement élevée a été observée chez les saumons coho (ou argentés). Un phénomène qui a suscité des interrogations au sein d'une tribu autochtone et qui a incité des universitaires à s'y intéresser. Selon une méthodologie contestable (pas d'études d'impacts, pas à grande échelle et sans étendre les recherches à d'autres espèces), ces travaux ont déterminé que la surmortalité des saumons avait été provoquée par l'ingestion d'une molécule dénommée 6PPD.
Très répandue dans l'industrie pneumatique, cette dernière, ou plus précisément son produit d'oxydation, la 6PPD-quinone, permet de protéger les enveloppes et donc de prolonger leur durée de vie. À cause des particules de gomme qui s'échappent dans la nature, la 6PPD se répand progressivement dans les cours d'eau et empoisonnerait certaines espèces subaquatiques. Certains ruisseaux américains ont été testés et de fortes concentrations de cette molécule ont été relevées.
En 2022, l'agence de l'environnement américaine s'est saisie à son tour du sujet, poussant en faveur de la mise en place d'un cadre réglementaire restrictif. C'est ce qui a vu le jour sur la côte ouest mais pas en Ontario puisque c'est la Californie, État connu pour sa philosophie progressiste, qui a adopté des règles limitant le recours à la 6PPD. Si cette problématique est restée quelques temps cantonnée au pays de l'Oncle Sam, elle est apparue sur le Vieux Continent plus récemment.
Une préconisation délirante
En 2023, l'Autriche, suivie depuis par l'Allemagne et les Pays-Bas, a eu vent de cette problématique et a demandé à l'ECHA, l’Agence européenne des produits chimiques, d'approfondir les recherches. Cette dernière a lancé une vaste enquête sur la molécule 6PPD et ses conclusions, rendues en septembre 2024 et qui font l'objet de discussions approfondies entre des chercheurs et des représentants des pays membres de l'UE, risquent de bousculer tous les acteurs du monde du pneu.
Les experts de l'ECHA préconisent tout d'abord de diminuer le taux de concentration de cette molécule dans les produits y ayant recours. L'agence a ainsi réévalué son facteur de toxicité, le passant de 10 à 10 000… Une préconisation délirante pour de nombreux spécialistes.
En outre, si cette décision était actée, elle obligerait tous les manufacturiers à revoir la "recette" de leurs enveloppes, de quoi engendrer de nouveaux développements et des investissements pour s'adapter. La gestion des déchets de produits ainsi considérés comme très dangereux devrait elle aussi être totalement revue.
Des sites potentiellement classés Seveso
Deuxièmement, l'agence européenne, considérant tous les produits fabriqués à base de 6PPD comme dangereux, préconise de revoir leurs règles de transport et de stockage. Les usines des fabricants devraient alors être classées en sites Seveso. Or, ce type de site est soumis à une réglementation très encadrée et très contraignante. À l'échelle européenne, on parle d'un surcoût de 30 à 50 millions d'euros.
Un chiffre sans doute sous-évalué car, en réalité, toute la chaîne de valeur serait touchée. Les plateformes logistiques, les sites de distribution ou même les centres des pneumaticiens seraient ainsi concernés et devraient s'adapter. On comprend ainsi aisément pourquoi l'industrie européenne du pneumatique s'inquiète des travaux de l'ECHA.
"Le plus hallucinant dans tout ça est que cette espèce n'est pas présente en Europe, rappelle Jean-François Malignon, directeur des affaires juridiques chimie d'Elanova, le centre français du caoutchouc et des polymères. Aucune autre espèce subaquatique que les saumons coho n'a été identifiée comme touchée par ce phénomène."
Le risque d'un nouveau déséquilibre concurrentiel
Directeur économie et relations extérieures de l'organisation, Islem Belkhous pointe quant à lui l'attitude de l'Union européenne. "Bruxelles fonce sur un sujet qui, encore une fois, n'a jamais fait l'objet d'études d'impacts. On est encore une fois face à un empilement de réglementations qui, à chaque fois, à coups de millions d'euros, est en train d'étouffer l'industrie du caoutchouc. Ne pas faire les choses de façon pondérée fait encourir de gros risques à notre industrie."
D'autant qu'au-delà des conclusions définitives et des éventuelles décisions qui en découleront, les professionnels du Vieux Continent pointent aussi du doigt le déséquilibre concurrentiel que cela provoquera. Tous les pneumatiques exotiques sortant des schémas officiels ne seront pas soumis à ce type de contraintes et pourront donc toujours contenir la molécule 6PPD. Au grand dam des Européens et des saumons américains.
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