Le fabuleux destin de Charles Piot
Si une seule citation devait résumer l’engagement professionnel de Charles Piot, ce serait celle-ci, indubitablement : "L’homme qui est passionné par son travail n’a pas le sentiment de travailler." Pourtant, rien ne prédestinait cette figure du pneumatique français à faire carrière dans ce secteur. "Personne ne sait vraiment d’où cette passion pour l’automobile, et plus particulièrement les pneumatiques, lui est venue. À l’époque, mes grands-parents, qui habitaient à Eybens, tenaient une pension rue Lafayette à Grenoble", se souvient Claude Giroud, son fils cadet.
Mais, à 22 ans, en 1924, Charles Piot ouvre un magasin de vente et de réparation de pneumatiques avec deux associés, Messieurs Bandiera et Tessaro. "Très vite, son comportement au travail le sépare de ses associés… Toute sa vie, mon père a été au bureau à 4h du matin. Il a travaillé comme un fou, même les dimanches et jours fériés. Il faut imaginer que même le jour de Noël, il était au travail. On peut dire qu’au niveau de la famille, il était souvent absent…", confie Claude Giroud.
Un chef d’entreprise ambitieux et fin stratège
Dès 1925, il se retrouve seul à la tête de son entreprise, rebaptisée Piot Pneus, et fait immédiatement le choix d’ouvrir des agences sur le territoire français. "Il a été l’un des premiers, sinon le premier dans la profession, à implanter des petites agences de montage et de vente de pneumatiques, alors que ses confrères installaient de gros points de vente uniques", complète l’ancien chef du personnel de l’entreprise. Atypique pour l’époque, cette stratégie semble rapidement payer.
Les premières agences ouvrent dans le Sud-Est de la France, puis dans tout le pourtour méditerranéen, de Perpignan à Nice. Vient ensuite le Centre de la France, avec notamment une agence à Brioude, près du Puy-en-Velay. D’autres centres continuent de fleurir, autour de Paris ou encore à Dijon. Selon les sources, Charles Piot aurait déployé entre 60 et une centaine d’agences sur l’ensemble du territoire, et employé jusqu’à 700 personnes à la fin des années 1970.
"Son ambition ultime, c’était de prendre la tête de la distribution des pneumatiques dans toute la région parisienne. Il lui a fallu pas mal de temps pour y arriver, mais il y est parvenu en rachetant une société importante, la Centrale du Pneu, avec des aides de financement du groupe Michelin. À partir de ce moment-là, sans aucune discussion, il est devenu le premier distributeur français de pneumatiques", salue son fils.
Un patron hors norme
Ce pari réussi, Charles Piot ne s’en vantera jamais. Il est assez facile d’imaginer que cela représentait pour lui la juste rétribution de son engagement sans faille dans son entreprise. Une implication dont ses employés pouvaient parfois subir les travers… "Pour la petite histoire, il faut savoir que ses agences étaient ouvertes de jour comme de nuit. Et il lui arrivait régulièrement de s’arrêter sur une route, par exemple entre Narbonne et Perpignan, et d’appeler l’agence la plus proche en demandant un dépannage, sans dévoiler son identité, bien évidemment. Ses responsables d’agence se devaient donc d’être toujours très diligents, se remémore, amusé, Claude Giroud. C’était un grand passionné de son travail, et même plus que ça : il était là très tôt et ne s’arrêtait jamais entre midi et deux. Il vérifiait aussi personnellement toutes les factures du groupe."
Un patron "à l’ancienne", qui, selon ses collaborateurs de l’époque, pouvait à la fois avoir le cœur sur la main et être très dur. "Ce qui est sûr, c’est que mon père était une personnalité atypique. Il pouvait se montrer très généreux avec ceux qui travaillaient bien et échangeaient avec lui consciencieusement. Il était entouré d’une équipe de cadres avec lesquels il dirigeait en toute confiance. Mais au-delà de la présidence de son entreprise, il est également devenu maire d’Eybens, puis consul des Pays-Bas. Il avait la volonté de gagner. Pas de l’argent, simplement de gagner", ajoute-t-il.
Une vie aux multiples facettes
Non content de mener sa société d’une main de fer, Charles Piot s’investit ainsi dans la vie politique d’Eybens, dont il est élu maire pour la première fois l’année de ses 30 ans. Il le restera pendant plus de douze ans, puis s’en éloignera un temps (lorsqu’il découvre Pennes-le-Sec) avant de se présenter à nouveau quinze ans plus tard et d’y être immédiatement réélu. Dans le cadre de l’expansion de l’agglomération grenobloise, il offrira à sa commune une place de choix, avec la volonté de la faire rayonner et de la moderniser, sans ternir son esprit villageois.
Sous l’Occupation, il apporta aussi son soutien aux organisations de la Résistance, en fournissant de nombreux services au maquis, notamment en les approvisionnant en pneumatiques. En parallèle, l’industriel, que rien ne semble pouvoir arrêter, est choisi par la reine des Pays-Bas pour devenir son consul. "Il n’avait pas d’attaches particulières ni de racines dans ce pays. Mais souvent, les nations apprécient d’avoir un consul dédié au développement économique et son parcours en tant qu’entrepreneur avait sûrement motivé cette décision."
L’entrepreneur connaîtra ainsi plusieurs moments forts, comme l’accueil en 1968 du général de Gaulle venu à Grenoble inaugurer les Jeux Olympiques d’hiver. "Comme de Gaulle ne voulait pas être accueilli par un maire d’opposition à sa descente du train, une gare éphémère fut construite à Eybens sur la ligne Grenoble-Chambéry, et c’est donc Charles Piot qui l’a reçu", raconte un ancien collaborateur. De cette vie riche d’un engagement à la fois politique, citoyen et économique, il reste de nombreuses distinctions et titres honorifiques : médaillé de la Résistance, officier de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du Mérite, ou encore commandeur des Palmes académiques.
Un coup de foudre pour Pennes-le-Sec
Revenons quelques années en arrière, pour conter un événement marquant auquel tout le reste de sa vie professionnelle et personnelle sera lié : sa "rencontre" avec Pennes-le-Sec. "Au tout début des années 1950, il était très à la mode de rénover des hameaux. De confession protestante, mon père visite le territoire du Diois, haut lieu du protestantisme, et y découvre Pennes-le-Sec, où de nombreux protestants s’étaient réfugiés durant les guerres de religion. Il s’y sent immédiatement très bien et décide de redonner vie à ce village", narre Claude Giroud.
Ce coup de foudre s’explique également par le panorama à couper le souffle sur la vallée qu’offre ce village perché dans les montagnes drômoises, à 800 mètres d’altitude. Ne faisant jamais rien à moitié, Charles Piot commence à racheter, parcelle par parcelle, 1000 hectares sur les communes de Pennes-le-Sec et d’Aucelon et y entreprend des travaux pharaoniques. Pour Pennes-le-Sec comme pour son entreprise, il a une stratégie bien réfléchie, et toujours un coup d’avance.
À cette époque, en 1946, le village ne compte que six habitants. Pour en attirer de nouveaux, il décide de faire monter l’eau depuis la Roanne, cet affluent de la Drôme qui serpente près d’un kilomètre plus bas, puis de construire une route pour relier Saint-Nazaire-le-Désert à Luc-en-Diois, évitant ainsi un long détour par Saillans. "Cette route, c’est lui qui l’a fait réaliser, sans aucune subvention, ce qui a représenté une dépense énorme. Elle était d’ailleurs privée puis, à force de pressions, il a réussi à obtenir des aides de l’État", ajoute-t-il.
L’unique commune "privée" de France
Le 8 juillet 1951, la commune renaît symboliquement par la tenue du premier conseil municipal de Pennes-le-Sec, où Charles Piot officie en tant que maire. Tout s’enchaîne alors, il entame la construction d’une mairie, d’une école, d’une salle des fêtes, d’une piscine/réserve d’eau, d’une chapelle… Il rénove également le temple protestant. Il installe aussi au village une partie du siège de son entreprise, qui occupe un bâtiment au centre, ainsi que la maison familiale.
Pour pouvoir ouvrir l’école, il n’embauche que des familles avec beaucoup d’enfants, pour la plupart d’origine italienne. C’est lui encore qui fait vivre le tabac du village, notamment grâce à ses achats de cigares et cigarettes. Un des seuls plaisirs connus de cet homme, qui ne s’octroie pas de loisirs et très peu de vacances. "Il fumait des cigares de marque Diplomate et en offrait à ses collaborateurs. D’où une pièce complètement enfumée, pire que du brouillard, disaient les anciens", se rappelle un salarié.
Puis, chaque année, à la Sainte-Anne (le 26 juillet), Charles Piot convie ses collaborateurs et clients à une grande fête dans son village au nouvel essor. "Après une cérémonie face au monument aux morts animée par les musiciens d’Eybens, le repas était offert aux invités. L’après-midi, un concours de pétanque était organisé, suivi d’un bal musette en soirée", relate son ancien chef du personnel. Le village connaît alors une certaine renommée nationale, détenant le statut d’unique commune "privée" de France, et la population monte alors à une cinquantaine d’habitants.
La succession impossible
Parallèlement, son entreprise continue de prospérer et Charles Piot signe avec Michelin, dans le courant des années 1960, des accords de rachat/partenariat tenus secrets. "À l’époque, le manufacturier a utilisé une société-écran pour ne pas apparaître. Pour une raison simple : Piot Pneus était revendeur de plusieurs marques", témoigne son petit-fils, Alexandre Piot. C’est cette acquisition, entre autres, qui donnera naissance dans le début des années 1990 au réseau Euromaster, dont Piot Pneus représente alors environ 80 %.
À cette époque, Charles Piot, qui a deux fils (Charles Aimé Piot et Claude Giroud), prépare déjà l’avenir. Son fils aîné, Charles Aimé, travaille dans l’entreprise et en devient même le PDG. "C’est d’ailleurs lui qui supprimera le “s” de l’enseigne Piot Pneus pour des raisons d’économie sur les façades des agences", narre son ancien collaborateur. Mais quand la question de la succession se profile, aucun de ses fils ne répond présent.
"Il a plutôt poussé mon frère, qui était l’aîné, à travailler avec lui, et il m’a poussé vers le droit et la fiscalité. Il aurait certainement été content qu’un de ses fils reprenne l’entreprise. Mais sa personnalité au travail rendait cela tout bonnement impossible. Quand la question de prendre la suite s’est posée, mon père était encore vivant, et il avait une telle autorité que mon frère ne pouvait pas s’exprimer. Cela a tué la possibilité de reprendre. Pour ma part, je m’étais déjà installé notaire, donc la question ne s’est pas posée", souligne Claude Giroud.
Sa statue sur la place du village
Véritable bourreau de travail, Charles Piot s’impliquera dans son entreprise jusqu’à la fin de sa vie. En 1975, malgré deux AVC, il conserve beaucoup d’énergie. Et si un chauffeur l’accompagnait pour ses déplacements, c’est seul au volant de sa DS noire qu’il allait au bureau à Grenoble et rentrait chez lui chaque soir. Il s’éteindra le 15 février 1980, à l’âge de 76 ans. "Après la disparation de mon grand-père, mon père, Charles Aimé Piot, a continué de s’investir et restera tout de même au directoire de Piot Pneu/Euromaster jusqu’à son décès en 2007", indique Alexandre Piot.
Le destin de Pennes-le-Sec reste quant à lui en suspens durant une dizaine d’années, avant que Claude Giroud et sa mère, Odette Giroud, élue maire en 1990, ne reprennent le flambeau. "Elle a poursuivi les investissements comme l’enterrement des lignes électriques, la réalisation d’un réseau d’assainissement ou encore la rénovation de la mairie. Désormais, je travaille à faire revivre le village d’un point de vue touristique, en créant des gîtes et des chambres d’hôtes", témoigne Claude Giroud. Aujourd’hui, le village de Pennes-le-Sec, où trône au centre la statue de son bienfaiteur, Charles Piot, compte une trentaine d’habitants et semble avoir encore de beaux jours devant lui…