Michelin, les secrets de l’Aventure
Née au 19e siècle, la manufacture Michelin a traversé le 20e, et son histoire se poursuit au 21e. Pneumatiques, services autour de la mobilité, cartes, guides honorant le tourisme et la gastronomie… Michelin est un nom connu de tous. Comment conter cette existence extraordinaire et la partager auprès du plus grand nombre ? C’est le défi lancé à Stéphane Nicolas, responsable du patrimoine historique de Bibendum, qui porte le projet de l’Aventure Michelin depuis maintenant quatorze ans.
Ce féru d’histoire et des moyens de transport (il possède à titre personnel une petite collection représentative de l’évolution du 20e siècle, avec entre autres une Citroën B2 de 1923, une Traction Avant de 1934, une des toutes premières 2CV, un HY…) en a naturellement fait son métier. Il est Clermontois d’origine, et pourtant aucun de ses proches n’a jamais travaillé pour le principal employeur de la région – un fait rare ! C’est presque par hasard qu’en 2006, il intègre Michelin et découvre toute la richesse de son histoire.
"J’ai répondu à une annonce pour un poste d’archiviste. J’étais loin d’imaginer les projets passionnants qui m’attendaient ! En intégrant Michelin, j’ai découvert toute la richesse de son histoire. Ma première mission était de rassembler les collections et de déménager les réserves sur le site actuel. J’ai participé ensuite au projet de l’Aventure Michelin, qui a ouvert ses portes en 2009. L’objectif était de créer une belle vitrine de marque ainsi qu’une offre touristique et culturelle", retrace-t-il.
La genèse de Michelin
Pour ce faire, il se plonge dans les archives avec son équipe, pour reconstituer peu à peu la chronologie de l’entreprise. La première date à retenir dans l’histoire du manufacturier est 1889, quand André et Édouard Michelin reprennent l’entreprise familiale, qu’ils rebaptisent Michelin et Cie. Ils sont les petits-fils d’Aristide Barbier, fondateur avec son cousin de la manufacture Barbier-Daubrée, située à Clermont-Ferrand et spécialisée dans la mécanique générale, le matériel agricole et notamment le caoutchouc.
À cette époque, la firme est mal en point et les deux frères, qui vivent à Paris, se lancent le défi de redresser la situation. Pourtant, rien ne les prédestinait à cette carrière. En effet, André Michelin, l’aîné, formé à Centrale, est bien établi dans son métier de constructeur d’ouvrages métalliques type Eiffel.
Trop occupé pour gérer entièrement l’entreprise, il fait appel à son cadet, Édouard, reçu premier au concours de l’École des Beaux-Arts en 1881 qui, à tout juste 30 ans, décide de prendre la tête de la manufacture. Il déménage à Clermont-Ferrand et sera l’homme des innovations techniques, tandis qu’André restera à Paris et incarnera les relations publiques et la communication.
Du pneumatique vélo à l’automobile
En 1890, à Paris, André découvre l’existence du pneumatique sur un vélo. "À l’époque, c’est un tuyau en caoutchouc rempli d’air qui rend les véhicules confortables, mais qui est collé sur les roues, ce qui le rend difficile à réparer. Convaincu que cette invention a de l’avenir, Édouard se met au travail avec son contremaître de l’époque et dépose, en 1891, le premier brevet dans le domaine du pneumatique : le pneu démontable. Celui-ci n’est plus collé sur la roue, mais se démonte via un système mécanique de vis et de boulons", relate Stéphane Nicolas.
Pour André, cette innovation technique doit être connue, il décide alors d’engager un coureur, Charles Terront, afin de participer à la course cycliste Paris-Brest-Paris en septembre 1891. À l’arrivée, victoire ! C’est le premier succès commercial et public de Michelin. Puis, quand André voit apparaître les premières automobiles, il pressent que le pneumatique va pouvoir offrir les mêmes avantages.
"Très vite, l’idée est claire pour les deux frères : “Si nous arrivons à mettre les voitures sur des pneumatiques, nous obtiendrons plus de confort pour les passagers, mais aussi pour les châssis et les mécaniques, et cela favorisera le progrès technologique dans le domaine des voitures.” Pourtant, les constructeurs de l’époque sont dubitatifs et pensent que le pneu est trop fragile pour convenir à une voiture qui pèse une tonne", poursuit Stéphane Nicolas. Comme "impossible n’est pas Michelin !", André et Édouard entreprennent la construction de leur première voiture (à partir d’un châssis Peugeot) qui sera baptisée l’Éclair (car elle avance en zigzag!).
En 1899, la Jamais Contente, une électrique qui passe les 100 km !
Le premier pneu de voiture est produit en 1895, toujours à Clermont-Ferrand. Pour faire connaître leur innovation, les frères choisissent à nouveau la compétition avec la première course automobile au monde : Paris-Bordeaux-Paris, soit 1 200 km. Sur 46 inscrits, seuls 9 parviennent à boucler le parcours, dont l’Éclair des frères Michelin. "Leur résultat est une prouesse pour l’époque, puisque la plupart des voitures se sont disloquées en raison des trépidations", détaille Stéphane Nicolas.
Une nouvelle fois, la performance du produit est saluée et très vite, les constructeurs, Peugeot et Panhard en tête, comprennent l’intérêt du pneumatique pour l’automobile. Le manufacturier produit alors des pneumatiques de toutes dimensions pour vélos, voitures et fiacres.
La croissance est au rendez-vous, Michelin emploie alors une cinquantaine de personnes. Sur sa lancée, l’entreprise équipera en 1899 la première voiture au monde à franchir les 100 km/h : la Jamais Contente, un véhicule électrique ! "Un fait exceptionnel, salue Stéphane Nicolas, car beaucoup pensaient même que le corps humain ne résisterait pas à une telle vitesse."
Le tournant de la mobilité
Nous voici en 1900. En dix ans, les deux frères ont réussi leur pari : sauver la manufacture familiale. L’histoire aurait pu s’arrêter là… C’était sans compter sur l’esprit visionnaire des frères Michelin. À cette époque, l’automobile est un loisir sportif principalement aristocratique, mais André Michelin est persuadé qu’elle va se démocratiser, car elle repousse les limites et élargit les horizons. Son chemin de pensée est simple : nous produisons des pneumatiques et accompagnons le progrès des automobiles, mais à quoi servent-elles ? À voyager.
Il faut donc penser un outil pour accompagner les automobilistes dans leurs voyages. Il crée ainsi le premier Guide Michelin. "En 1900, c’est un petit annuaire, facile à transporter, qui donnait aux automobilistes toutes les adresses utiles pour leur voyage : où trouver du carburant, un mécanicien, un hôtel, un garage… avec des plans des principales villes de France, décrit Stéphane Nicolas. André a conscience que ce guide aura un grand avenir. En préface de la première édition, il écrit : “Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui”."
Le guide se veut une œuvre collaborative, et Michelin s’engage à le republier chaque année en tenant compte des avis des automobilistes utilisateurs. Avec la démocratisation du voyage plaisir, le guide créera en 1926 son étoile de bonne table, et mettra en place dès le début des années 1930 le fameux système des 3 étoiles. C’est le Guide rouge, puis les Guides verts seront orientés tourisme.
"Ce tournant établit Michelin comme une marque fédératrice des automobilistes. Nous ne sommes pas uniquement dans l’innovation technologique et dans l’objet, mais nous nous posons la question de l’usage, notamment le tourisme. Et pour accompagner son développement, Michelin va imaginer toute une gamme de produits et de services dans le premier quart du 20e siècle", indique Stéphane Nicolas.
À la genèse de la 2CV
En 1908, par exemple, naît le "bureau des itinéraires". Le principe est simple : fournir gratuitement aux automobilistes un itinéraire d’un point A à un point B avec le numéro des routes, les éventuels dangers sur le chemin et les curiosités touristiques. Il connaît un succès flamboyant puisqu’il compte 120 employés en 1925 et réalise plus de 150 000 itinéraires cette même année. Mais cela ne suffit pas ! Pour donner plus d’autonomie aux automobilistes, Michelin décide de repenser les cartes, qui sont alors l’apanage des militaires, et donc adaptées à leurs usages : l’infanterie à pied ou à cheval.
En 1910, André modifie l’échelle et choisit le 200 000e. Il découpe la France en 47 feuilles : c’est la naissance de la carte automobile, pliée en accordéon pour plus de praticité, et faisant apparaître les différentes routes via un code couleur. Non content, André lance en 1912 une pétition pour demander au gouvernement de mettre systématiquement des bornes indiquant le numéro des routes au bord de celles-ci pour faciliter la vie des automobilistes. Le décret paraît en 1913, mais la Grande Guerre éclate un an plus tard et les priorités changent.
L’entreprise Michelin a alors largement évolué : elle est déjà présente sur les cinq continents et compte, au début du conflit, 5 000 employés, dont 3 500 répondront à l'appel à la mobilisation. La manufacture met ses activités au service de l’effort de guerre et jouera un rôle décisif dans le développement de l’aviation de combat, en créant notamment plusieurs prix pour encourager les progrès techniques. Au sortir de la guerre, les frères Michelin veulent toujours résoudre cette problématique de signalisation et imaginent un système durable, résistant aux intempéries : des panneaux et bornes en pierre émaillée dans des supports béton. Dès 1920, Michelin les produit, et ce jusqu’aux années 70.
Toujours dans la volonté de faciliter l’accès à l’automobile, ils lancent, en décembre 1922, "L’Enquête nationale pour l’automobile populaire". L’objectif ? Cerner les besoins et attentes des automobilistes. Le constat est sans appel : 1,4 million de Français pourraient avoir besoin d’une voiture, mais n’ont pas les moyens de se l’offrir.
Ces résultats servent à bâtir le cahier des charges de ce qui deviendra la 2CV, produite par Citroën, et qui sera la première voiture d’un grand nombre de Français. En 1934, Michelin rachète d’ailleurs Citroën : une acquisition qui permettra d’améliorer la conception des voitures pour les rendre plus sûres et plus confortables, notamment grâce aux suspensions.
Le progrès social
Depuis leurs débuts, les frères Michelin ont eu à cœur de favoriser le progrès social. Dès 1898, ils mettent en place un système de participation de l’entreprise. En 1928, 40 % des ouvriers bénéficient de cet avantage. En 1902, l'entreprise crée un service médical, puis un cabinet médical, installé dans l’usine de Clermont-Ferrand. Il propose des consultations gratuites avec une forte prise en charge des médicaments. Viennent ensuite une clinique, un sanatorium, une maternité, une crèche, et des écoles dès 1912.
L’année 1909 marque le début de la création de logements et des cités ouvrières. Au total, près de 8 000 logements se construisent. En 1910, on met en place une coopérative pour les achats de la vie quotidienne et, en 1911, pour encourager l’accès au sport pour tous, Michelin lance l’ASM (Association sportive Michelin, qui se nommera bien plus tard Association Sportive Montferrandaise), une association multisport. "On a reproduit ce modèle initié à Clermont dans tous les pays où Michelin a implanté des usines", souligne Stéphane Nicolas.
L’innovation technologique toujours en tête
Bien que pionnier par ses innovations technologiques, Michelin demeure longtemps un "petit" manufacturier à l’échelle mondiale, notamment dans les années 1950-60, quand l’industrie automobile américaine domine. Toutefois, la concurrence garde toujours un œil sur ce qu’il se passe du côté de Clermont-Ferrand, où la passion du produit guide les progrès. En 1937, Michelin est le premier industriel à faire adhérer de la gomme sur de l’acier, créant ainsi une carcasse métallique, qui œuvrera fortement au développement du transport routier.
Après la disparition d’André (1931) et d’Édouard (1940), la société, dirigée par Robert Puiseux et Pierre Boulanger, met au point le pneu radial, en 1946. En différenciant les flancs du pneu de la bande de roulement, il assure longévité, économie et sécurité. "C’est le fer de lance du développement de Michelin des années 1950 à 1980. Michelin a pris une longueur d’avance considérable, et cela lui a donné les moyens de ses ambitions internationales. Cette découverte amène d’ailleurs l’entreprise à céder certaines activités pour se consacrer au développement du pneu X, à l’instar de la production des panneaux de signalisation ou de sa filiale Citroën, qu’elle cède à PSA en 1974", souligne Stéphane Nicolas.
Dans les années 1960, le centre d’essais de Ladoux sort de terre : 450 hectares de pistes pour assurer le développement des produits. En 1980, François Michelin (petit-fils d’Édouard), tout aussi visionnaire, travaille sur un pneu plus économe en consommation d’énergie et en matières premières. C’est la gamme Energy, qui arrive au début des années 1990 et qu’il tient à appeler le "pneu vert".
Michelin au 21e siècle
2006 marque la disparition brutale d’Édouard Michelin, dernier descendant de la famille Michelin encore à la tête de l’entreprise. "C’est lui qui a porté le projet de l’Aventure, souhaitant un espace digne de l’histoire de Michelin et ouvert au grand public." C’est alors que débute le travail de Stéphane Nicolas. Il met en forme, avec son équipe, l’histoire de la petite manufacture clermontoise devenue un groupe international employant près de 125 000 personnes, présent dans 177 pays, possédant 68 sites et produisant 173 millions de pneus en 2021.
"Notre but était de créer un parcours pour faire découvrir, en 1h30 de visite, l’univers et l’esprit de la marque, ainsi que son rôle dans la transformation de la mobilité. Comme l’entreprise a toujours été fidèle à ses racines clermontoises, les réserves (près de 5 000 m2) sont un terreau extrêmement riche, mais il a fallu faire des choix. Entre 5 à 10 % seulement du patrimoine de Michelin est exposé à l’Aventure." Depuis 2006, plusieurs personnalités ont dirigé le groupe, dont Jean-Dominique Senard, désormais à la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi.
Durant sa présidence, naîtront le pneu toutes saisons CrossClimate (2015) et le concept Vision (2017), qui incarne les différents axes de développement du groupe : une roue sans air dont la bande de roulement peut se recharger grâce à des imprimantes 3D. Aujourd’hui, les dernières innovations portent encore sur le bon équilibre entre performance et pourcentage de produits biosourcés, recyclés et recyclables dans la conception. Des avancées mises en lumière dans le nouvel espace de l’Aventure, qui ne cesse d’évoluer au fil des progrès technologiques du groupe, présidé depuis 2019 par Florent Menegaux.
"Je ne soupçonnais pas la richesse de l’histoire de Michelin et de son œuvre pour l’accessibilité à la mobilité, mais lorsqu’on reconstruit l’histoire, tout prend sens. Et c’est encore vrai aujourd’hui. Michelin va au-delà du produit pour proposer une véritable expérience de mobilité à travers ses services et ses filiales. Comme l’entreprise, l’Aventure est toujours en mouvement. Nous continuons à nourrir régulièrement la collection par le biais d’acquisitions pour mettre en scène ce patrimoine. Cela fait 130 ans que ça dure, et ça continue !", conclut-il.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°178 de janvier-février 2023.