Kertrucks, l’indépendance bretonne !

Kertrucks, c’est avant tout l’histoire d’un pari osé, d’une prise de risques, ou encore d’opportunités saisies quand elles se présentaient. Tout démarre en 2006, lorsque Jean-François Auger et Patrick Ronsin, tous deux dirigeants salariés de succursales Renault Trucks (RT), décident de reprendre des établissements que le constructeur souhaite céder. Fait amusant, les deux protagonistes ont des parcours de vie similaires et sont arrivés dans le domaine du poids lourd par hasard !
"Pour ma part, je voulais être producteur de cinéma, et finalement, au moment du service militaire, j’ai entamé une coopération chez RVI (Renault Véhicules Industriels). C’est ainsi que je démarre ma carrière dans le poids lourd, pour finir dirigeant d’une succursale Renault Trucks quelques années plus tard, comme Patrick", résume Jean-François Auger, le cofondateur et codirigeant du groupe.
Leur aventure débute ainsi par le rachat de RT Armorique et RT Morbihan, distributeurs et réparateurs Renault Trucks à Rennes (35), Vannes, Lorient (56) et Loudéac (22). À cette époque, le groupe représente 50 millions d’euros de chiffre d’affaires pour 150 collaborateurs.
Un groupe, une offre globale
"À partir de ce moment-là, le groupe Kertrucks s’est développé sur deux axes : un axe géographique, qui nous a amenés au fil des années à reprendre des concessions Renault Trucks voisines pour étendre nos zones de chalandise, et un axe métier. Nous avons développé les activités autour du camion dans l’objectif d’être capables de proposer à nos clients une offre globale. L’idée était la suivante : en tant que concessionnaire poids lourd, nous vendons un châssis-cabine, mais en dessous du châssis, il y a des pneus, derrière le châssis, il y a des semi-remorques, au-dessus il y a des carrosseries, et les clients ont des besoins divers et variés : certains achètent, d’autres louent", détaille-t-il.
Très vite, l’ambition a donc été de développer au sein de Kertrucks toutes les activités connexes au camion de façon à répondre à l’ensemble des besoins des utilisateurs de véhicules industriels, avec une philosophie bien spécifique : chaque branche du groupe bénéficie d’une autonomie financière et opérationnelle, pour faire croître son activité et développer ses propres savoir-faire.
Toujours la même année, en 2006, est créée la branche métier Kertrucks Location et Services (KLS), puis l’année suivante l’activité dédiée aux semi-remorques (baptisée Ouest Trailers), à la suite du rachat des établissements Maugère.
La branche pneumatique
Vient alors, en 2008, la création de Kertrucks Pneus, via le rachat d’une première agence à Rennes sous l’enseigne Vulco. "Nous n’avons jamais cru à ce qu’on appelle le one-stop-shopping c’est-à-dire qu’au sein d’un même garage, il était possible d’exercer tous les métiers, et notamment celui du pneumatique. Pour nous c’est un métier qui a ses propres caractéristiques, un monteur de pneus n’est pas un mécanicien poids lourd, un garage de pneus n’est pas un garage poids lourd. Nous avons donc développé l’activité pneumatiques via des établissements distincts, des équipes et un management dédiés et tout cela, sous une enseigne spécifique. Ne serait-ce que parce que la clientèle d’une agence pneumatique est évidemment constituée, certes d’une clientèle poids lourd, mais aussi d’une clientèle du monde agricole et tourisme. Nos agences travaillent de ce fait tous les pneus, quels qu’ils soient", ajoute-t-il.

Les deux fondateurs et dirigeants du groupe Kertrucks, Jean-François Auger (à gauche) et Patrick Ronsin (à droite). ©Kertrucks
Ainsi, 2008 voit l’ouverture de deux agences dans le département de l’Ille-et-Vilaine, puis vient en 2009 le rachat de la société SPO (Société des Pneumatiques de l’Ouest), soit cinq nouvelles agences à Carhaix, Quimperlé (29), Lorient, Pontivy (56) et Vannes, et de la société APL de Saint-Avé (56) qui exploite un centre de pneus à Vannes.
Puis, les créations et les reprises s’enchaînent jusqu’à atteindre 22 agences sous la bannière Vulco en 2022, comme le détaille Jean-François Auger : "L’activité pneumatiques s’est développée via de la croissance à la fois organique et externe. En l’espace d’une vingtaine d’années, nous avons repris successivement une dizaine de négociants dans l’Ouest et nous nous sommes ainsi consolidés".
2022-2023, années charnières pour le pneu
Pour la branche pneumatique, dirigée par Aurélien Bouyer qui a rejoint le groupe en 2018, l’année 2022 marquera un tournant. Franchisé Vulco depuis 14 ans, le directeur général de Kertrucks Pneus décide de "tomber le panneau" et opte pour BestDrive. Un changement loin d’être anodin, qui s’avère être le reflet d’un véritable alignement stratégique.
"Nous n’étions plus en phase avec la politique poids lourd de l’actionnaire principal de Vulco, à savoir le manufacturier Goodyear. Ce dernier est dans une démarche d’acquisition de flottes en direct plutôt que dans le développement d’un réseau structuré, maillé, avec un équilibre entre les succursales et les franchisés. Nous trouvions de moins en moins notre place et surtout notre intérêt à faire converger nos stratégies", précise le directeur général de Kertrucks Pneus.
L’entreprise se tourne alors vers BestDrive (Continental), dont la politique lui semble plus claire, plus honnête et plus lisible. En effet, farouches indépendants, les Bretons tiennent avant tout à conserver leur liberté, peu importe son prix. "Selon moi, la relation manufacturiers-distributeurs est assez atypique par rapport aux autres métiers dans le domaine du véhicule et du transport. Le pneumatique est la seule activité dans laquelle les manufacturiers sont à la fois vos fournisseurs, vos concurrents et vos clients. Ils veulent maîtriser le marché et le font souvent au détriment de la structure de la distribution", analyse Jean-François Auger.
Et ce dernier d'étayer sa pensée : "C’est d’ailleurs ce qui nous a motivés pour monter en puissance et en taille. Les manufacturiers ont du mal à accorder de la valeur à notre cœur d’activité, qui est le service. Depuis 2008, notre obsession n’est pas de vendre un certain volume de pneus, je n’apprécie d’ailleurs pas le terme de négociants spécialistes car il omet la notion de prestation de services. Le travail de nos salariés doit être correctement valorisé et reconnu, c’est un combat de tous les jours, à la fois vis-à-vis des clients et des manufacturiers".
Proximité et qualité de service
Preuve en est, les clients pour lesquels Kertrucks Pneus n’opère que sur la partie vente sont rares, pour ne pas dire anecdotiques. Le groupe s’attache donc à travailler la proximité et la qualité de service et à n’être dépendant d’aucun industriel ou multinationale : "Nous ne sommes pas là pour écouler les volumes d’un manufacturier, mais pour conseiller et accompagner au mieux nos clients en fonction de leurs besoins, tout en respectant les produits de chacun", insiste-t-il.
"J’en profite d’ailleurs pour rendre hommage à Michel Simon, qui malheureusement nous a quittés récemment, car c’est d’autant plus stimulant de se développer en se confrontant au quotidien à des confrères (et je préfère employer le terme de confrère plutôt que de concurrent !) de cette qualité", ajoute le dirigeant.
Une stratégie gagnante puisque Kertrucks Pneus compte aujourd’hui 25 agences dans les départements de Bretagne et des Pays de la Loire, et affiche un chiffre d’affaires de près de 45 millions d’euros pour 183 collaborateurs. Elle écoule chaque année 40 000 pneus poids lourds et 55 000 pneus TC4.
Soreval, le pari de la qualité
C’est en poursuivant ce même objectif de liberté qu’en 2023, la branche pneumatique du groupe Kertrucks met la main sur Soreval, le dernier rechapeur indépendant français. Une manière de compléter ses activités de négoce et de valoriser ses prestations. Soreval travaille avec Kertrucks Pneus mais également pour de nombreux autres partenaires.
"Dans l’Hexagone, le marché du rechapage est très concentré, essentiellement capté par les manufacturiers, principalement par la société Pneu Laurent, qui est une filiale de Michelin et par les filiales des différents manufacturiers. Dans un monde du rechapé où l’on sentait un monopole se constituer, nous avons fait le choix d’avoir une certaine autonomie de fonctionnement", souligne le cofondateur du groupe.
Un raisonnement partagé par le directeur général de Kertrucks Pneus, Aurélien Bouyer, qui développe : "Le rechapage est la meilleure manière de fiabiliser nos ventes en pneus premium dans un marché qui a tendance à partir sur la seconde ligne. Qui dit premium dit aussi valorisation de nos prestations. Notre objectif est de faire un circuit court entre nos agences, nos clients et aussi nos autres partenaires".
En se dotant d’un outil industriel, Kertrucks Pneus a ainsi une nouvelle fois défendu son indépendance, et préservé sa démarche RSE : "Il est toujours plus intéressant de rechaper des pneus à Saumur (49) que d’en importer d’autres de Chine, ce que le marché a tendance à encourager malheureusement, car le pneu rechapé est souvent vu comme un concurrent du pneu neuf par les manufacturiers. De notre côté, nous pensons qu’importer des pneus de destinations lointaines est une solution faussement économique. Il nous paraissait donc important de consolider la chaîne de valeur en disposant de notre propre unité de rechapage", poursuit le codirigeant.
Nouveau pari gagnant puisque Soreval, dont le CA atteint quatre millions d’euros, rechape aujourd’hui entre 25 et 30 000 enveloppes par an, en fonction des saisons.
Une histoire d’indépendance et de proximité
Pour arriver à sa taille et sa configuration actuelles, le groupe dirigé par Patrick Ronsin et Jean-François Auger a préservé une caractéristique commune à tous ses métiers : la collaboration avec des partenaires industriels : "Par exemple, côté camions, nous sommes partenaires et concessionnaires Renault Trucks, côté semi-remorques nous sommes concessionnaires Fruehauf, Benalu, Lamberet, Nooteboom. Comme nous ne fabriquons pas de produits, nous avons dans chaque métier une dimension négoce qui nécessite de savoir mettre en avant les produits et de représenter dignement les partenaires avec lesquels nous travaillons. Et nous ajoutons à cela cette capacité d’amener du service : maintenance, réparation, conseils, dépannage, assistance, et d’être en proximité avec les clients, d’où l’éclatement d’un groupe comme le nôtre. Notre caractéristique est d’être au total 1 100 collaborateurs, mais éclatés sur plus de 60 sites, donc cela reste, individuellement, des équipes de taille très diverse et variée. Notre mission est d’essayer de conserver un esprit d’entreprise à taille humaine", explique Jean-François Auger.
Une vision rendue possible au quotidien par un management incarné, des dirigeants qui connaissent les salariés, et surtout grâce à l’absence de fonds de pension, de banques, d’industriels ou encore d’investisseurs financiers au capital du groupe : "Le fil rouge du groupe est que ce dernier est né au départ d’un rachat. Ni Patrick Ronsin ni moi-même ne sommes des héritiers, de ce fait, le développement du groupe n’a pu se faire que par son souci de la performance économique. Nous avons été condamnés à gagner de l’argent, ne serait-ce que pour rembourser nos endettements et nos prises de risques", complète-t-il.
Et pour préserver cette notion d’indépendance si dominante, les codirigeants ont dû prendre des décisions stratégiques, comme celle de limiter volontairement les contrats de sous-traitance à moins de 5 % du chiffre d’affaires du groupe, même si cela impose de temps en temps de refuser du chiffre d’affaires. Il en va de même sur la main-d’œuvre, que les dirigeants se refusent à brader : "Quand on me demande de faire une remise sur la main-d’œuvre, j’explique que je ne sais pas faire de remise sur le salaire de mes collaborateurs".
Toujours dans la même optique, Kertrucks a lancé en 2018 la Kertrucks Academy, un centre de formation interne qui gère les besoins en formation continue du groupe. À l’année, ce sont entre 6 000 et 7 000 heures de formation qui sont dispensées, à la fois aux nouveaux entrants, qui bénéficient de deux à trois formations spécifiques métier à leur arrivée, puis en formation continue (vente et technique). Pour le pneumatique, là encore, l’idée était de ne pas choisir la solution de facilité en formant les salariés auprès des manufacturiers.
"Pour moi, leurs formations correspondent souvent à de la promotion pour leurs produits. Même si nous pouvons faire appel à eux ponctuellement pour certains modules ou supports, nous voulons transmettre à nos collaborateurs une vision honnête et équilibrée de l’offre produits, en reconnaissant à chaque fournisseur ses avantages et inconvénients. Je considère que former ses salariés est la première responsabilité d’un chef d’entreprise, donc nous avons investi fortement. Sur la branche pneumatique par exemple, le budget de formation est de l’ordre de 100 000 euros par an", témoigne-t-il.
Un avenir bien tracé
Des décisions et des principes assumés qui ont permis au groupe Kertrucks d’atteindre à ce jour 408 millions d’euros de CA (60 % pour l’activité d’origine concession poids-lourd et 40 % sur les autres activités). Après la constitution des quatre pôles (camions et bus en 2006, location et services en 2006, carrosseries et semi-remorques en 2007, pneumatique en 2008), le groupe a continué au fil des ans d’étendre son périmètre sur chacune de ces activités.
Parmi les principaux éléments décisifs, on retrouve notamment le lancement d’une activité de fleet management au sein de KLS en 2009, la création en 2012 d’une filiale M2V, aujourd’hui baptisée Techydro, spécialisée dans la maintenance des véhicules de voirie, l’ajout d’une nouvelle branche dédiée à la vente et au montage de carrosseries frigorifiques sous la marque Lamberet (2020), l’ouverture en 2021 d’un centre de véhicules d’occasion pour le groupe, ou encore plus récemment, le renforcement de l’offre VU-VUL avec le rachat d’une société d’aménagement intérieur et de pose de carrosseries (froid, sec, plateaux, bennes, portes-voitures, etc.).
Kertrucks a su garder son cap ! Et à l’aube de ses 20 ans, les codirigeants ont amorcé l’avenir. Interrogé sur une possible transmission aux générations futures, le codirigeant, humble et discret sur sa vie privée, confie : "Je n’ai pas toujours eu le sentiment que les transmissions étaient un cadeau qu’on faisait aux générations futures et avec Patrick, notre relative fierté est d’avoir fait quelque chose par nous-mêmes. Donc nous souhaitons la même chose à nos enfants. De plus, avec la taille actuelle du groupe et le fait que nous sommes deux associés, cela compliquerait fortement la possibilité d’une transmission familiale".
La transmission sera donc tout autre. En 2023, Emil Frey est entré au capital du groupe Kertrucks. Le géant de la distribution automobile européenne a en effet pour ambition de se développer dans le B2B sur le territoire français, d’où la reprise progressive du groupe Kertrucks sur un horizon 2028. "Patrick Ronsin et moi-même aurons cédé le groupe dans trois ans et nous avons envisagé cette opération justement pour permettre au groupe Kertrucks de continuer à se développer. C’est-à-dire que nous sommes déjà arrivés à une taille conséquente en 20 ans et qu’il est hors de question de s’en tenir à ça."
"Pour continuer à progresser, il nous paraissait pertinent de choisir un actionnaire/repreneur avec qui l’on partage les mêmes valeurs. Et Emil Frey correspond parfaitement à cela, puisque c’est un groupe familial, même s’il représente 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires au niveau européen, pour qui la proximité et le service sont essentiels. Malgré sa taille très importante, sa philosophie est "local business, local management, local money". Un principe vertueux qui consiste à responsabiliser chaque business unit et permet d’avancer progressivement et sûrement. Emil Frey n’étant pas présent dans les domaines du camion et du pneu et ayant moins d’expérience dans le B2B, il est à l’écoute et attentif à notre fonctionnement. Les équipes ne souhaitent pas imposer leurs visions des choses mais plutôt s’appuyer sur nous pour continuer à se développer", décrypte Jean-François Auger.
Et ce dernier de conclure : "Avec Patrick, nous avons fait grandir notre bébé. Aujourd’hui, il a presque 20 ans et est en âge de se marier, nous étions soucieux de savoir avec qui et nous resterons attentifs à ce que cette union avec Emil Frey se passe bien, mais nous sommes sereins et confiants". En attendant, le duo de "parents" prépare, dans le plus grand des secrets, le passage à la vingtaine de leur groupe ! Rendez-vous pris en 2026 pour les festivités !
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°191 de septembre-octobre 2025.
