Jacques Dreux ou l’ethnologie au service du pneumatique

"C'est amusant de se dire que je suis la troisième génération au service du pneumatique. J’ai découvert assez tardivement que mon grand-père paternel dans les années 1930 avait travaillé pour des industriels, les frères Kervel, propriétaires des lubrifiants Kervoline et d’une usine de pneumatiques à Levallois (92), sous la licence de marque Vigor, usine qui sera reprise par Louis Renault en 1936, au moment du Front Populaire".
Son père, Georges Dreux, de retour de captivité en 1945, démarre sa carrière chez un marchand de pneumatiques en centre-ville d’Amiens (80), avant de se voir proposer la gérance d’Île-de France Pneumatiques à Meaux (77), qu’il rachètera avec un associé un peu plus tard. Jacques Dreux naît en 1947 et grandit dans cet univers.
Mais son choix le conduit vers les Humanités : latin, grec, bac et licence de philosophie à Nanterre (92). "C’était en 1967-1968 et j’y ai notamment côtoyé un certain Daniel Cohn-Bendit, qui partageait la même résidence universitaire. Au mois de mars, nous avons occupé le bâtiment des filles, ce qui a été l’un des déclencheurs des événements de mai 1968", se souvient-il avec amusement.
Simultanément, avec un ami étudiant en médecine, il monte une expédition en 2CV vers les zones tribales au nord du Pakistan dans la vallée de la Hunza, au pied du Nanga Parbat. L’objectif est de réaliser une monographie sur les Ismaéliens, leur supposée autarcie pour sa part et leur exceptionnelle longévité pour son ami. "Malheureusement, arrivés là-bas, nous tombons dans un nouvel épisode du conflit cachemiri indo-pakistanais, qui nous a empêchés de travailler. Échec et retour anticipé, mais voyage initiatique qui valide les passions".
Licence en poche, il entame un cursus d’ethnologie à la Sorbonne et d’histoire de l’art à l’Institut d’art et d’archéologie de Paris. "Mais dans le même temps, avec Évelyne, étudiante en Lettres à la Sorbonne, nous accueillons notre premier fils Xavier né en 1968. Il fallait donc vivre. Dans ces années-là les postes de philo étaient rares et une licence, obtenue de surcroît à Nanterre, ne garantissait pas grand-chose. Je me suis donc lassé et en 1972, je rédige trois lettres de candidature à l’intention de Michelin, Kleber et Continental … Sans même en informer mes parents, temporairement un peu fâchés de l’accélération de l’histoire !".
Les débuts chez Continental
Michelin est intéressé mais finira par décliner en apprenant qu’il est le fils d’un de ses revendeurs. Kleber qui, pour l’anecdote, avait offert à Jacques Dreux et son ami les pneus de la 2CV pour leur expédition (135 SR 15 V10, se souvient-il !), se trouve déjà fragilisé et a stoppé ses recrutements. C’est finalement Continental qui répondra favorablement.
"Dans ma lettre, j’avais précisé que je n’y connaissais pas grand-chose en pneumatiques, mais que je pourrais peut-être mettre mes compétences à profit dans un centre de formation. Le directeur commercial de l’époque m’avait répondu par un demi-mensonge : «Ça se finira dans notre centre de formation» – il n’y en avait pas à l’époque chez Continental France, c’est moi qui l’ai créé ultérieurement – et avec bon sens, il m’a proposé de démarrer sur le terrain, une étape nécessaire, avait-il ajouté avant de pouvoir former les autres : je suis donc entré comme simple commercial", confie-t-il.
En juillet 1972, après une formation d’une semaine, le passionné de sciences humaines et de relations internationales se retrouve dans un Euromarché à Stains (93), "devant des piles de pneus à vendre à la sauvette, comme des cravates ! Cela a été un choc violent les premiers jours, et tout le monde se demandait combien de temps «l’intellectuel» allait -il tenir !"
Mais Jacques Dreux s’adapte très vite et trouve sa place. Il restera quelques mois promoteur des ventes, effectuera plusieurs remplacements en Normandie, avant de prendre la tête d’un secteur le 1er janvier 1973 : le département 75 auquel s’ajouteront très vite pour des raisons de rentabilité du poste ceux du 93 et 94.
Un acteur confidentiel
À cette époque, Continental est à peine reconnu. La nouvelle usine de Sarreguemines (57) a produit son premier pneu en 1964 et le manufacturier est encore considéré comme un nouvel entrant sur le marché français (ce qu’il n’était pas !, ndlr). Au début de l’année 1974, son directeur régional, lors d’un entretien annuel, lui fait comprendre qu’il pourrait rapidement prétendre à un poste plus important.
Au mois de juillet, le jour de son départ en vacances, il est convoqué par le directeur commercial, celui-là même qui l’avait embauché, pour se voir proposer le poste de chef de région Ouest-Bretagne (de Quimper à Limoges, avec 14 départements au total).
"Je me rappelle alors avoir signalé lors de mon entretien individuel que, malgré la satisfaction de la confiance accordée, il restait bien des lacunes à combler, possiblement par de la formation en alternance, mais qu’en l’état cela paraissait prématuré. Il me répond : «Je n’ai rien entendu, vous partez en vacances, et l’on se revoit en septembre pour en parler»".
Jacques Dreux part en congés, se ravise et fait savoir à son supérieur que, moyennant une formation, il accepte le poste. Il part donc s’installer dans la région et est rejoint quelques mois plus tard par son épouse, devenue directrice d’une école maternelle et ses deux fils Xavier et François (né en 1974, ndlr). Un an plus tard, il est inscrit à l’Institut français du contrôle de gestion (IFG/ICG) pour une formation continue de deux ans.
De directeur commercial à directeur général
En 1980, le cadre junior revient à Paris pour prendre la fonction de directeur régional et se voit rapidement confier, en 1983, le poste de directeur des ventes France, puis l’année suivante celui de directeur commercial pour la marque Continental dans l’Hexagone. Conti France l’inscrit en 1986 au cycle AMP de l’Insead à Fontainebleau (77), un programme réservé aux jeunes dirigeants d’entreprise.
Malgré sa faible notoriété, la marque Continental dispose d’un atout important : une offre de produits très large qui lui donne une forme de légitimité auprès des revendeurs généralistes. De plus, à partir de 1979, le groupe avait démarré des opérations de croissance externe : rachat des actifs d’Uniroyal Europe, puis Semperit, General Tire, Barum… Une croissance rapide, où les services supports sont fusionnés pour des gains immédiats de productivité, mais où les forces de vente sont conservées et continuent d’évoluer en parallèle.
"Une stratégie qui rapidement dégénère avec, en France, des équipes Uniroyal et Continental se regardant en chien de fusil et oubliant l’essentiel, continuer à gagner des parts de marché à l’extérieur. Avec Joël Guesnet, alors chef des ventes qui deviendra par la suite mon directeur commercial et le directeur du marketing, nous avons rédigé un mémo stratégique qui recommandait d’appliquer une stricte affectation marketing de notre portefeuille de marques, c’est-à-dire de choisir qui allait couvrir quel segment du marché, de s’y tenir et de disposer d’une seule unité de commandement".
Les rouges et les jaunes
En 1993, le concept "stratégie multimarque" est adopté et Jacques Dreux est choisi pour en diriger l’implémentation et fusionner les équipes. En 1994, il devient le directeur général de Continental France : "Jusqu’ici, les connaissances et les savoirs acquis pendant mes études ne m’avaient pas vraiment servi. Mais là, nous étions complètement dedans. Pas de différence notable entre les frottements de deux groupes humains mis en concurrence – enjeux de pouvoir, ambitions personnelles, choc de cultures… – que ce soit entre deux ethnies ou entre les Rouges d’Uniroyal et les Jaunes de Conti. C’était un projet fabuleux et exaltant en termes managérial et j’ai été ravi de le mener à bien".
Continental profite alors largement d’avoir été le premier manufacturier à mener cette stratégie multimarque de façon systématique. Jacques Dreux veille à poursuivre une méthode basée sur la qualité et le service, cherchant à accompagner au mieux les revendeurs spécialistes, qui sortaient affaiblis de la période d’après-guerre pour n’avoir pas ou mal anticipé les transformations profondes du marché.
Ils étaient alors concurrencés par de nouveaux segments de distribution, moins techniques mais experts en termes de marketing. Le directeur général met en place une politique basée sur le relationnel et des coopérations à long terme avec la volonté de partager de l’information avec ses clients sur l’évolution des volumes de pneus, des dimensions, des prix, au niveau national puis par région.
Rapidement, les revendeurs sont séduits par ces nouvelles données et des panels annuels sont établis, puis certains d’entre eux sollicitent Continental pour obtenir des conseils, notamment sur leur bilan financier. Petit à petit, le manufacturier devient alors crédible en tant que prestataire de services et conseils.
Les "voyages Conti"
Autre volet du relationnel : la volonté de créer des espaces d’échanges, en prenant de la distance. "L’idée était de réfléchir ensemble sur la distribution et sur les évolutions à l’œuvre. Dès la mise en place des partenariats, j’ai organisé des conventions avec les dirigeants et j’ai poursuivi ensuite avec les distributeurs. Quand j’étais encore directeur commercial, j’avais mis en place des challenges de vente dont les objectifs, soigneusement calibrés par entreprise, permettaient d’accéder à des voyages sur mesure, exclusifs, conçus avec l’aide d’une société d’événementiel proche de nous. Je me disais : nous vivons 10 ou 15 ans ensemble, ménageons-nous des moments et des opportunités de parler et découvrir des lieux, des cultures vers lesquels nos clients ne seraient pas allés spontanément".
Des destinations certes influencées par les passions du directeur général, mais qui donneront assez vite "une personnalité, un style propre à notre entreprise. Le moyen aussi de nous distinguer face au leader mondial dans son marché générique". Ces voyages mèneront les clients de Continental France en Égypte, en Union soviétique, au Pérou, en Indonésie, en Australie, en Chine, en Mongolie, en Afrique du Sud…
"Pour beaucoup de nos clients, c’étaient leurs seules vacances : il fallait donc des prestations à la hauteur de leurs attentes, mais il fallait aussi qu’il y ait des vraies découvertes. Nous les avons fait dormir au Machu Picchu, participer à une cérémonie funéraire chez les Toradja aux Célèbes… En 1998, pour un voyage au Rajasthan, nous avons organisé un challenge humanitaire avec les clients. Nous avions collecté pas loin de 100 000 francs pour un village dans le désert du Thar. Une fois sur place, les enfants avaient chacun préparé un dessin qu’ils ont offert aux femmes lors d’une cérémonie : ce sont des moments d’émotions inoubliables", se réjouit Jacques Dreux.
C’est aussi lors d’un voyage Conti aux USA, à Taos au Nouveau-Mexique, qu’a mûri le projet G6 : messieurs Ayme, Vaysse, Siney, Simon, Jager, Livenais et Leconte y actent l’idée de se regrouper. "Nous sommes tout de suite montés dans le train comme partenaire, proposant un module de formation développé avec HEC/CRC à Jouy-en-Josas (78), le Junior Program, soit un cycle sur deux ans mixant des jeunes cadres de Continental et du G6. Cela a développé des savoir-faire et des savoir-être ensemble. La première promotion naîtra en 1998", souligne Jacques Dreux. Un cursus comparable sera dupliqué pour Eurotyre (dès 2002) puis General Motors.
L’affaire Speedy
Durant ces années à la tête de Continental, Jacques Dreux a aussi eu à gérer des crises. L’affaire Speedy en 1999 est sans nul doute la plus emblématique. "Un matin de septembre, j’apprends à la radio que le procureur de la ville de Strasbourg (67) a livré la veille une conférence de presse dans laquelle il annonçait avoir de fortes suspicions quant aux dangers des pneus Speedy fabriqués par Continental et demandait par précaution l’arrêt immédiat de leur commercialisation, sans que l’on ait été informé de quoi que ce soit du dossier justifiant cet oukase".
Un vrai tsunami qui déclenche des crises majeures : médiatique, avec le siège, et avec le client, Speedy en l’occurrence. Jacques Dreux se retrouve notamment confronté à sa direction allemande, qui envoie un juriste et un technicien à Strasbourg pour voir le procureur. "Je tente de leur expliquer que ce n’est pas possible, mais Continental est à l’époque le premier manufacturier allemand et ne comprend pas que l’on puisse être traîné dans la boue de cette manière".
Jacques Dreux les convainc de ne pas intervenir et se met d’accord avec Gilles Chauveau, président de Speedy France, pour cogérer le dossier, "ce que nous avons réussi à faire, notamment grâce à la confiance instaurée préalablement". Continental coopère activement avec le juge d’instruction qui se déplace dans plusieurs unités du groupe en Europe pour finalement prononcer un non-lieu. Continental et Speedy assument alors de communiquer spectaculairement sur ce loupé du procureur de la République.
Le passage de relais
Durant les dernières années de sa présidence, Jacques Dreux récolte les fruits de sa politique basée sur les services et la qualité. Continental est devenu le deuxième manufacturier du marché français, avec 20 % de parts de marché en tourisme (13-14 % en PL), et le premier fournisseur de l’industrie automobile en Europe et en France, avec une part de marché supérieure à 30 %. En 1999, il est dans la dernière liste retenue par le grand jury du Journal de L’Automobile pour l’attribution de la distinction de L’Homme de l’Année, qui reviendra finalement à Carlos Ghosn alors au faîte de son parcours.
Fin 2006, Jacques Dreux laisse les rênes à Serge Bonnel après un tuilage de plusieurs mois, avant de quitter officiellement Continental en 2009. Pour l’anniversaire de la première traversée de la Manche en avion (25 juillet 1909), le Musée du Cnam (Conservatoire national des arts & métiers) qui détient l’avion de Louis Blériot dans ses collections, le sollicite pour participer à l’examen et à la restauration de l’aéroplane entoilé avec les Fortes Toiles Continental. Avec ses collègues de Contitech, et grâce aux archives de la société, des fac-similés sont réalisés pour remplacer les originaux très abîmés.
Il se consacre alors à ses passions, notamment commissaire de plusieurs expositions à Senlis (60) où il réside, avant de déménager en Dordogne en 2013, où il restaurera une maison du XIVe siècle dont il restituera une partie de l’histoire. Une vie simple entouré de ses deux fils et quatre petits-fils mais remplie d’histoire, d’art et de sciences humaines. Et de conclure sur une ultime citation de Joachim du Bellay : "Heureux qui comme Ulysse a fait un grand voyage…"
ENCADRE
Une passion, deux ouvrages : l’histoire de Conti
Au-delà de sa vision bien particulière de chef d’entreprise, Jacques Dreux ne lâchera jamais ses autres passions, qui le mèneront à retrouver les origines de Continental en France notamment à travers les publicités commerciales. En 1980, chef de région à Paris, il découvre dans la vitrine d’un antiquaire proche d’un client, une affichette pour le Pneu Continental au graphisme du début de siècle. Il l’achète, l’encadre et l’accroche dans son bureau sans aller plus loin. Six mois plus tard dans la Gazette de Drouot, nouveau placard pour le Pneu Continental, signé Mich en 1908.
"Je me questionne alors puisque l’implantation de Continental en France date selon moi de 1964, or, je me retrouve possesseur de deux affiches françaises du début du siècle. Je pousse les recherches et suis très vite identifié comme le «fada de chez Conti». En dix-douze ans, j’accumule des dizaines d’objets et affiches qui vont me permettre de restituer la véritable histoire de Continental en France", partage-t-il.
Pour le 125e anniversaire de la compagnie (8 octobre 1871-8 octobre 1996), qui coïncide avec le Salon de l’Automobile à Paris, Jacques Dreux décide de monter une exposition de ses collections pour retracer ce parcours complétement méconnu de son entreprise. "Nous étions à cette époque à Compiègne et, à titre personnel, j’étais dans le bureau des amis du Palais qui abrite notamment le musée national de l’Automobile et du Tourisme. Ayant eu connaissance du projet, le conservateur de l’époque m’indique souhaiter relayer l’exposition au Palais. Une superbe opportunité mais nécessitant la rédaction a minima d’un catalogue ou d’un livre."
Jacques Dreux prendra alors la plume pendant ses vacances pour rédiger son premier opus, Pneu Continental, le Temps des Pionniers, présenté et offert aux clients et journalistes le 7 octobre 1996 dans les salons du Crillon, place de la Concorde, à Paris "C’était absolument réussi, et dans la nuit, la collection a migré vers le château de Compiègne, où l’exposition prévu pour six semaines a finalement duré plus de deux mois".
Une exposition qui changera totalement le regard des gens sur cette entreprise en France puisque "tout le monde découvre que nous sommes-là depuis 1890 et que nous avons largement contribué à l’histoire de l’automobile et de l’aéronautique, équipant le premier véhicule de Louis Renault en 1898 ou l’aéronef de Blériot qui traverse la Manche avec des toiles Continental".
En 2002, viendra un second livre. Pour le centenaire du premier salon de l’automobile organisé au Grand Palais, Jacques Dreux, qui a collectionné au fil des ans des pièces de tous les manufacturiers, propose à ses confrères de monter une exposition collective des trésors de chacun mais le projet n’est pas retenu. Jacques Dreux décide alors de présenter ses trouvailles dans un nouvel ouvrage : Les cent plus belles images du pneu, aux éditions Dabecom paru en 2003. Avec une série numérotée pour ses clients français, et des traductions en italien, portugais et espagnol, le livre sera finalement édité en 8 000 exemplaires.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°190 de mai-juin 2025.
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