Le génie civil entre deux mondes !

Si le segment du pneumatique génie civil se distingue par sa maturité, il n’a pas échappé à un brusque ralentissement des ventes. Sur ce secteur hyperspécialisé, le marché ETRMA s’est contracté de 30 % entre 2019 et 2024, analyse Guillaume Coudert Alteirac, responsable marketing opérationnel pour le génie civil de Michelin.
Le recul s’explique par différents facteurs, analyse François Lorenzo, responsable grands comptes génie civil d’Euromaster. La crise sanitaire, le conflit en Ukraine et l’instabilité politique en France contribuent à perturber fortement le segment du hors route. De par la nature des travaux orientés vers les tunneliers et non le terrassement, l’aménagement du Grand Paris et les Jeux Olympiques n’ont pas eu les effets escomptés sur l’activité.
Le secteur totaliserait à présent moins de 16 000 enveloppes, dont la moitié concerne les manufacturiers occidentaux. Le chiffre d’affaires (sell out) s’établit à 46 millions d’euros. Le génie civil pèse désormais 40 % du segment de l’OTR (off the road). Les ventes s’orientent vers les chargeuses, les dumpers articulés, les grues automotrices et les tombereaux rigides. Des engins qui recourent au profil 26.5 R25, un incontournable sur le secteur du terrassement et des carrières.
Rappelons que la France représente l’un des principaux marchés de la construction en Europe, aux côtés de l’Espagne, de la Suède et de l’Allemagne. La question étant de savoir si le repli avancé par Europool est contrebalancé par les marques d’importation hors pool. "Nous constatons une montée en puissance de ces gammes", note Xavier Labenda, responsable de l’activité génie civil de Bridgestone France. Tout en précisant qu’il s’agit d’une estimation.
Le marché retient son souffle
Car depuis un an, Bruno Santos, ingénieur en chef des gammes OTR pour l’Europe de l’Ouest et du Sud au sein de BKT, observe un ralentissement des mises en chantier et de la construction immobilière. "Dans des secteurs comme l’exploitation des carrières ou la fabrication du béton, toutes les filières montrent un recul d’activité", note-t-il.
Aussi, l’investissement et le renouvellement du matériel restent faibles, les acteurs du marché manquant de visibilité à long terme. Dans l’attente de nouveaux projets de grands travaux comme le canal Seine-Nord ou la ligne TGV Bordeaux-Toulouse, le cycle d’activité des pneumatiques s’est allongé. "Nous sommes passés de 3-4 ans, à 4-5 ans", observe François Lorenzo. Les engins tournent moins.
Le contexte s’ajoute aussi à un décalage dans les livraisons des machines neuves à la suite de la crise sanitaire. "Les engins sont arrivés dans les parcs fin 2023, impactant d’autant le marché du remplacement des pneumatiques", rappelle le responsable qui espère retrouver une stabilité des ventes cette année.
Les perspectives se veulent en effet plus optimistes pour les mois à venir. Le dernier quadrimestre 2024 a été encourageant, note Marie-Charlotte Lemasson, responsable grands comptes génie civil chez Profil Plus. La baisse des taux d’intérêt étant à même de relancer le marché de la construction. Les projets de grands travaux avec l’EPR2 à Penly (76), ou bien encore l’A69 entre Toulouse et Castres (dont les opérations viennent d’être suspendues), pourraient alimenter les chantiers de terrassement. Les travaux de réfection de voirie et d’urbanisme devraient également se maintenir.
Le suivi des pneumatiques des engins de TP repose sur le contrôle des pressions et les permutations à mi-usure. ©Euromaster
Le contexte apparaît forcément cyclique, mais il n’est pas anodin sur le plan commercial. D’autant que les incertitudes politiques nationales et internationales actuelles, associées à l’élection présidentielle dans 18 mois, font craindre à certains opérateurs une forme de statu quo.
Un paramètre écologique s’ajoute à présent à la notion financière entourant les projets d’infrastructures. Il devient un élément clé sur les chantiers d’une ligne TGV ou d’autoroute, pouvant conduire à leur report ou à l’annulation des aménagements, avance Jérôme Lhermusier, directeur commercial de Profil Plus.
Face à ces aléas, les changements de pneumatiques sont effectués au strict nécessaire, avec une forte tendance à privilégier des produits offrant le meilleur compromis entre performance et coût, analyse Bruno Santos.
Les secondes lignes ont la cote
Les hausses de barèmes de facturation passées par les fabricants historiques ces dernières années ont conduit en effet les utilisateurs à rechercher des alternatives. Ainsi, les grands comptes positionnés sur une marque premium spécifique ont souhaité élargir leur devis aux autres fabricants "premium", expose Jérôme Lhermusier. Du côté des PME, l’intérêt pour les produits moins chers à l’achat s’est trouvé renforcé.
Résultat, les majors habituels (Michelin, Bridgestone, Goodyear et Continental) se retrouvent challengés par de nouveaux entrants indiens (tels que BKT, par exemple) ou chinois. Plusieurs industriels, notamment asiatiques, tentent de pénétrer le marché français, abonde Bruno Santos. "Cependant, ils ne disposent pas d’un réseau de distribution et de services après-vente structuré, ce qui les empêche d’être implantés en masse chez les distributeurs et les négociants."
La concurrence s’accroît toutefois entre les fabricants premium et les marques de seconde ligne, comme BKT, dont le déploiement repose sur le distributeur Sonamia. "Les utilisateurs, à la recherche de la meilleure efficacité pour leurs pneumatiques, n’hésitent plus à comparer les marques et les modèles, qu’ils soient premium ou seconde ligne", remarque encore le responsable.
Sur le plan commercial, le phénomène se traduit par une bipolarisation du marché entre d’un côté les marques premium, et de l’autre les importations. Ces dernières trouvent leur raison d’être sur les profils les plus courants, ou pour les applications où le pneu ne s’avère pas stratégique à l’activité de l’entreprise. "Dans ces situations, les utilisateurs privilégient avant tout le prix bas, sans rechercher une valeur ajoutée en matière de service", fait savoir Bruno Santos.
La tendance se retrouve dans les linéaires, où les dimensions "standards" jusqu’au 26.5 R25 s’orientent vers les marques de tiers 2 et 3. La concurrence chinoise et indienne est à l’œuvre. Elle représenterait désormais entre un quart et un tiers des volumes de ventes de pneumatiques de génie civil. Une percée sans précédent sur ce segment, qui voit les industriels premium (en particulier Michelin et Bridgestone) jouer la carte de la technologie et des profils à forte valeur ajoutée en matière de TCO (coût total d’exploitation).
La productivité et la sécurité avant tout
Pour autant, ces nouveaux entrants deviennent une réalité. Elle n’échappe d’ailleurs pas au manufacturier japonais. Face à cette concurrence agressive, Bridgestone déploie sa marque Firestone depuis trois ans. La stratégie de la compagnie représente une singularité sur le marché du génie civil. L’alternative d’une gamme quality se veut économique.
Ses cinq références concernent les principales dimensions du secteur, à savoir du 17.5 R25 au 29.5 R25, rappelle Xavier Labenda. Les profils se distinguent par leur polyvalence E3/L3. Ils peuvent équiper les tombereaux articulés comme les chargeuses, dans le cadre d’une utilisation simple à modérée.
Plus performante et durable que les modèles diagonaux, la technologie radiale devient la norme dans les pneus de génie civil. ©Bridgestone
Le contexte apparaît en effet favorable à ces alternatives économiques. Les données de l’Unicem (l’Union nationale des industries de carrière et des matériaux de construction) mettent en avant, elles aussi, la baisse de la production de granulats ou de béton. Au regard de l’abondance des stocks, les entreprises s’orientent vers des produits "réfléchis", observe Xavier Labenda. "Sur des machines qui ne tournent que 300 à 400 heures par an, les achats vont porter sur des marques attractives sur le plan tarifaire."
Toutefois, l’heure ne serait pas à la "dépremiumisation" du secteur, tempère Guillaume Coudert Alteirac. Les attentes des utilisateurs restant orientées vers la productivité et la sécurité. Un profil premium représente un investissement initial plus important, rappelle le responsable de Michelin. Mais il répond à "une meilleure gestion du pneumatique, assure un retour sur investissement, ainsi que des économies sur le long terme".
Des gammes devenues polyvalentes
En parallèle, François Lorenzo note, depuis deux ans, l’essor de nouvelles gammes polyvalentes (en particulier les profils en R25 pouces), tout en préservant le pouvoir de traction et la capacité de charge. "La demande va en ce sens", nous indique-t-il. Dernier exemple en date, Michelin a lancé sa gamme XTRA Defend E4/L4, compatible avec les chargeuses et les tombereaux.
Ainsi, le responsable d’Euromaster prévoit un rétrécissement des gammes et des profils vers le L4/ E4- L, loader et bulldozer (chargeuse) ; E, earthmoving (transport) ; 1 à 5 : profondeur des sculptures (de normales à très profondes) - en lieu et place du L3, exception faite des machines et des activités les plus exigeantes comme en front de taille (imposant une variante L5).
Ce choix facilite le dépannage et optimise les stocks. Il s’impose comme un marqueur dans l’air du temps pour certaines typologies de chantier ou de machine, mais le génie civil reste dominé par des produits spécifiques, rappelle Marie-Charlotte Lemasson.
Le segment fait la part belle aux pneus spécialisés. Les profils utilisés en front de taille dans les carrières, ou dans les déchetteries, nécessitent une résistance aux agressions et aux coupures. "La nature de l’activité, mais aussi les spécificités des machines, orientent le choix du pneu", explique Guillaume Coudert Alteirac. Et de rappeler : "Plus l’activité est exigeante, sur des chargeuses utilisées en front de taille par exemple, avec des profils de 45 pouces ou des dumpers rigides équipés en 49 pouces, moins les marques premium sont challengées."
Car sur le terrain, la polyvalence des enveloppes trouve forcément des limites techniques. Les manufacturiers premium jouent alors la carte du coût horaire. L’un des services proposés par Bridgestone est d’équiper les machines de GPS et de caméras, de manière à analyser les conditions d’utilisation (profil des pistes, présence d’eau qui masquerait des pierres tranchantes, virage, vitesse des engins…) et à définir les pneumatiques adéquats. Le juge de paix restant l’indicateur TKPH : tonne kilomètre par heure.
Elle explique la déclinaison des gammes et la variété des gommes utilisées en fonction des machines, des chantiers et de la productivité attendue. L’approche justifie le lancement des gammes VRDU (V-Steel Rock Deep Ultra) et VMTD (V-Steel M Traction Deep) du côté du fabricant japonais, dont la conception MasterCore accroît la capacité de charge, la vitesse des engins et la durée de vie des enveloppes.
Au service des groupes de BTP et des PME locales
Sur un segment marqué par une relation tripartite entre manufacturiers, négociants-spécialistes et groupes de TP, les conseils et l’accompagnement technique se révèlent tout aussi essentiels à l’achat comme à l’usage.
Pour les trois principaux réseaux de pneumaticiens opérant sur le segment du génie civil (Profil Plus, Euromaster et GCS), le marché se répartit entre d’une part les groupes de BTP (comme Eiffage, Vinci, Bouygues…), et d’autre part les PME régionales exploitant un parc plus restreint d’engins (centrales à béton, chargeuses, niveleuses…). "L’enjeu est d’être présent sur les deux secteurs grâce au maillage de nos agences", souligne Jérôme Lhermusier. Attendu que les besoins en qualité et en typologie des pneumatiques restent similaires.
La durabilité et la robustesse des enveloppes, la réduction des coûts et l’adaptabilité guident les achats des groupes de BTP. ©BKT
Du côté des négociants-spécialistes, le génie civil se distingue des autres marchés du pneumatique (tourisme/camionnette ou poids lourd). "Il regroupe des produits à forte valeur, avec une dimension technique marquée, soulignent les responsables de Profil Plus. Nous devons accompagner les usages à travers des conseils extrêmement précis et pointus". Face à des utilisateurs au fait des enjeux du pneumatique, et des produits à mettre en œuvre, l’expertise des pneumaticiens est de mise.
Et derrière la connaissance des gammes, la clé de voûte repose sur le service. "Le secteur du génie civil reste une activité atypique, explique Jérôme Lhermusier. Elle suppose une appétence et une expertise, mais aussi des formations périodiques des techniciens pour respecter les procédures d’intervention. La notion de sécurité est primordiale".
La disponibilité et l’agilité des équipes d’interventions demeurent en effet un atout majeur. Au regard du coût des machines et de la productivité attendue, les conséquences du moindre incident de pneumatique se révèlent rapidement disproportionnées.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°189 de mars-avril 2025.