Le marché du rechapage à la peine
À mi-chemin entre souffre-douleur et victime expiatoire, le pneu rechapé est souvent le premier touché lorsque quelque chose cloche dans l’industrie du pneumatique. Quand ce secteur s’ouvre, à ses dépens, à une concurrence lointaine et exotique, c’est lui qui trinque ; quand les schémas industriels se dérèglent et qu’il faut prioriser les productions, c’est encore lui ; quand le contexte économique se dégrade et que le poste pneus plombe un peu plus lourdement les comptes de ses utilisateurs, c’est toujours lui !
Ce qui fait sa force en règle générale – produit premium, permettant de réduire les dépenses sur le temps long et riche en vertus écologiques – fait aussi sa faiblesse en cas d’impondérable. Que ce marché ne se porte pas très bien "est une situation connue", abonde Régis Audugé, le directeur général du Syndicat du Pneu, qui fait état "d’une baisse structurelle depuis sept-huit ans" amorcée avec l’arrivée en masse dans l’Hexagone de pneumatiques exotiques (chinois principalement).
Si Bruxelles a légiféré sur cette problématique en instaurant fin 2018 des mesures anti-dumping, celles-ci ont été en partie détournées par des manufacturiers asiatiques plus réactifs que les instances européennes.
En outre, elles n’ont pas suffi à entraver la baisse des volumes. À fin 2022, en France, les ventes d’enveloppes poids lourds s’établissaient à 1,82 million d’unités, portées par le neuf, en croissance de 3,7 % sur l’exercice, quand le rechapé reculait de 8,7 %. Une chute qui s’est accélérée en 2023. Sur les cinq premiers mois de l’année, le segment PL accuse une perte de 9,6 % avec des volumes neufs à -3,8 % et rechapés à -24,2 %…
Les manufs ont-ils privilégié les pneus neufs ?
Cette situation ne surprend personne. Directeur du réseau Eurotyre et de la franchise BestDrive, Franck Mathieu avance une première explication. "L’année 2022 a été très particulière, pose-t-il. Les réseaux se sont concentrés sur les pneus neufs avec l’idée d’inciter les clients à en acheter avant les différentes hausses de prix." Des hausses directement liées à la guerre en Ukraine et ses multiples répercussions sur le cours des matières premières et les approvisionnements.
Un élément confirmé par Régis Audugé. "Au début de la guerre en Ukraine, il y a eu ce discours dans les réseaux. On a poussé des ventes en anticipant des problèmes d’approvisionnement." De quoi justifier la chute à deux chiffres observée au printemps. À en croire certaines voix, la décroissance actuelle s’expliquerait aussi par des choix industriels. "On sait que certains manufacturiers ont choisi de se concentrer sur le neuf plutôt que le rechapé, souffle Franck Mathieu. Le recul des ventes n’est pas lié à un problème de demande, ou pas uniquement. Il relève aussi de stratégies."
Directeur des activités industrielles France et Benelux de Bridgestone, Jean-Philippe Minet voit les choses différemment. "Je ne crois pas que les manufacturiers aient particulièrement privilégié un marché plutôt qu’un autre. En tout cas, nous, chez Bridgestone, on est autant concernés par le neuf que par le rechapé."
Le low cost plus compétitif
Et le dirigeant de poursuivre son analyse. "L’an dernier, nous étions sur une dynamique inflationniste. Cette année, on digère l’inflation, l’activité économique reste en berne et on achète moins de pneumatiques, résume-t-il. Et puis, il faut prendre du recul sur les choses : à l’échelle européenne, selon Europool, le ratio entre neuf et rechapé reste stable." Aux alentours de 60/40, en l’occurrence. "À chaque crise ou dérèglement, les manufacturiers se renvoient la balle… constate Régis Audugé. C’est paradoxal, car dans le même temps tous les premium sont très concernés par ce sujet ; le rechapage est un marché très important pour eux."
À court terme, rien ne semble pouvoir faire changer les tendances. "L’inflation fait que le coût du pneu rechapé augmente et accroît la différence avec des produits low cost. Logiquement, il y a un basculement vers ce type d’offres", complète le directeur général du Syndicat du Pneu. Que ce soit côté Continental (maison mère des réseaux Eurotyre et BestDrive) ou Bridgestone, on pointe également des difficultés plus persistantes aux effets perceptibles sur du plus long terme.
"Vendre du rechapé, c’est vendre du service, souligne Franck Mathieu. Or, le vrai problème de notre métier est que beaucoup ont délaissé les basiques que sont le conseil et l’accompagnement. Vendre du neuf, tout le monde peut le faire ; vendre du rechapé, c’est plus compliqué, car cela demande une vraie formation."
Un service global plus qu’un simple produit
Les pneumatiques rechapés ont ainsi pour eux de s’inscrire dans une démarche RSE, avec une longévité accrue et des dépenses réduites, parfois de l’ordre de 40 %. Dans le cadre de la stratégie LODC (low overall driving cost), Continental et ses réseaux établissent avec leurs clients un plan d’action en amont de la signature du contrat. "Notre engagement avec nos clients, c’est : « L’an passé, sans nous, ton poste pneumatique t’a coûté x milliers d’euros. Cette année, avec nous, il va diminuer de x %. »", illustre Franck Mathieu.
Chez Bridgestone, on valorise aussi l’importance de la structure et des outils. Le manufacturier nippon s’appuie en France sur trois rechapeurs partenaires (Soreval, ABR et Rechapage du Centre) ainsi que sur ses ateliers SLBR et bien sûr Bandag. Avoir cette maîtrise du schéma industriel est pour lui l’assurance de fournir un niveau de prestations homogène et élevé.
"Les flottes de moyenne et grande taille que nous adressons sont très sensibles à ces arguments, à la qualité premium de notre savoir-faire, et continuent donc de miser sur le rechapage", abonde Jean-Philippe Minet. Logique similaire chez Continental qui compte deux usines spécialisées en France (à Colmar et Bayeux). Des sites qui produisent environ 25 000 enveloppes rechapées chaque année vendues sous la marque ContiTrade.
Un atout fidélisant
Parallèlement à l’aspect production, Franck Mathieu y voit également un réel "plus" sur le plan du service. "Avoir nos propres usines nous permet de fonctionner en circuit court. Un client peut récupérer ses pneus sous environ dix jours, contre quatre à six semaines chez d’autres manufacturiers." Dans un secteur confronté à un sévère manque de main-d’œuvre, l’enjeu des ressources humaines devient omniprésent. De surcroît dans une spécialité qui s’approche davantage de l’artisanat que de l’industrie de masse avec un métier encore très manuel.
Dès lors, à l’avenir, l’un des objectifs des manufacturiers demeure de travailler sur l’automatisation du rechapage. "Pour des raisons de manque de personnel, de confort et d’autonomie, il faut qu’on continue de développer de nouvelles technologies", complète Jean-Philippe Minet. Le responsable fait ici référence, entre autres, à la machine Leonardo, imaginée par les équipes de Bridgestone, réalisant de façon autonome le débridage des pneumatiques PL.
Sur un plan plus global, comme le rappelle Franck Mathieu, les représentants de ce marché ont tout intérêt à ne pas délaisser ce sujet, pour une raison très simple. "Faire du rechapage, c’est créer du lien avec son client, c’est échanger tout au long de l’année avec lui. C’est un produit très fidélisant", résume-t-il. Sauf qu’entre la raison et le portefeuille, les utilisateurs hésitent toujours, contribuant à l’instabilité chronique de ce marché.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°181 de septembre-octobre 2023.