Le "hors route" affirme son sens des valeurs !
Relatif à l’univers dimensionnel, aux machines et aux usages, le pneumatique hors route se caractérise par la diversité de ses applications. Le marché se concentre autour d’une poignée de secteurs de niche : l’agricole, le forestier, la manutention, la construction et le génie civil. Ils composent des marchés pluriels, orientés vers un modèle BtoB. "Nous parlons de pneus de spécialités, explique Xavier Menigoz, directeur des ventes remplacement de Mitas et Cultor Agricole. Ils concernent l’ensemble des familles en dehors du TC4 et du poids lourd. Leur particularité repose sur la variété des segmentations dont les frontières se révèlent poreuses."
L’agraire se partage ainsi entre les tracteurs, les remorques et les machines telles que les pulvérisateurs ou les moissonneuses-batteuses. Le génie civil compose avec les engins tels que les chargeuses et les tombereaux articulés. Quant à la manutention, elle regroupe le secteur industriel d’une part, et portuaire d’autre part. "Les usages se sont spécifiés car les attentes ont évolué, note Guillaume Vidal, responsable marketing hors route de Michelin. Elles ont conduit à catégoriser les segments."
La répartition avancée présentera quelques variantes supplémentaires du côté de l’ETRMA (Association européenne des fabricants de pneus et de caoutchouc). Elle sera aussi en fonction des manufacturiers, et même des utilisateurs. À l’échelle du marché global du pneumatique, le hors route pèserait environ 12,5 % des volumes. À titre d’exemple, le segment inférieur aux 20 pouces représente environ 30 000 unités, contre 15 000 pour les plus de 20 pouces.
Contrairement au marché du TC4 où l’indice de référence porte sur le nombre d’unités, ici le tonnage sert de marqueur. Il n’en demeure pas moins stratégique pour les manufacturiers premium qui misent sur la valeur technologique de chaque enveloppe. Car les acheteurs s’attardent ici sur le ROI (retour sur investissement), le TCO (le coût total de possession) ou encore le TKPH (tonne kilomètre par heure), souligne Guillaume Vidal.
Derrière ces acronymes, la recherche de productivité et d’optimisation du coût d’exploitation prédomine. Malgré la relative stabilité des ventes, le segment se distingue aussi par sa valeur unitaire source de chiffre d’affaires. "Nous sommes sur des produits à forte valeur ajoutée et de haute technicité qui impliquent du service ", observe Xavier Menigoz.
Du consommable à l’investissement
Depuis une trentaine d’années, les évolutions favorisent une spécialisation des gammes en fonction des applications et des machines. Les familles dédiées aux tracteurs sont passées de deux à dix références, remarque Pierre Choubert, directeur commercial de Nokian Tyres pour l’Europe de l’Ouest. L’objectif est de répondre de la manière la plus précise possible, à la demande de rentabilité propre à chaque utilisateur. "Auparavant, le prix primait. Désormais, nous parlons de coût horaire."
Les pneumatiques sont devenus en effet au fil du temps, une partie intégrante de l’exploitation des machines. Dès lors, les profils hors route quittent le registre du consommable pour devenir un investissement. Si l’indicateur de productivité et des consommations fait foi dans le génie civil, l’agraire s’attardera en plus sur la longévité et la pression supportée par les pneumatiques. L’objectif est de les adapter aux travaux dans les champs et aux trajets sur route au regard de l’éloignement des parcelles.
De manière générale, les applications se caractérisent par des conditions d’exploitation difficiles, indique Bruno Santos, ingénieur en chef des gammes OTR (off the road) pour l’Europe de l’Ouest et du Sud au sein de BKT. La priorité porte sur des pneus conçus pour résister à des contraintes élevées dans des conditions critiques.
Ils font appel à des caractéristiques uniques telles que les carcasses en acier et les mélanges résistants aux coupures et aux déchirures dans le génie civil, expose le responsable. "Il s’agit de pneus spécifiques qui se caractérisent par leur robustesse et leur résistance sur tous les types de terrains."
Servir au-delà du pneu
À l’heure du choix, l’aspect environnemental, mais aussi la sécurité et la compétitivité tarifaire, font partie des critères d’achat, observe Frédéric Perret, directeur du segment génie civil de Goodyear. Les utilisateurs attendent également des solutions au-delà du pneumatique, remarque le responsable. Elles concernent en particulier le conseil en fonction des applications, et le suivi à même d’optimiser le TKPH. Les reporting s’attardent sur les rendements horaires, et les données transmis par les TPMS (contrôle automatique des pressions).
Les comportements d’achat varient selon les segments, analyse Xavier Labenda, responsable France du département agricole et génie civil de Bridgestone. "Sur le génie civil, le coût horaire prime. La performance du produit reste un critère fortement ancré dans le processus d’achat, car les conséquences sur une production peuvent être importantes." Une telle notion dans le domaine agricole se révèle plus difficile à faire valoir, mais le responsable reste convaincu qu’elle sera de plus en plus prise en compte dans les années à venir, au même titre que le bruit et le patinage.
La problématique liée au confort se révèle également particulièrement prégnante. Elle concerne aussi bien le génie civil que la manutention et l’agraire. La vigilance porte sur la réduction des vibrations et désormais du bruit. Ainsi, l’Allemagne impose un nombre de décibels à ne pas dépasser sur les pneus agraires.
Le génie civil en quête de productivité
Coleader du marché du hors route avec l’agricole, le génie civil a décroché de 28 % l’an dernier (source ETRMA) après les tensions économiques et géopolitiques. Pour autant, il continue de tirer son épingle du jeu en valeur, qu’elle soit technologique ou unitaire. Les tarifs sont proportionnels à la dimension des pneus, avec des prix catalogue qui oscillent entre 10 000 et 150 000 euros l’enveloppe.
Étudié de plus près, le segment reste orienté par le secteur de la construction. Les travaux liés au Grand Paris, aux Jeux Olympiques et Paralympiques, au tunnel Lyon-Turin ou encore au canal Nord-Seine et à l’A69 (entre Toulouse et Castres) alimentent les besoins en pneumatiques. La variété des applications impose des réponses spécifiques de manière à optimiser les performances des enveloppes.
Une évolution de la conception des profils et des carcasses est notée également par Michel Ambroise, directeur des ventes remplacement manutention et construction de Yokohama TWS France. Elle permet d’équiper des engins qui requièrent des montes dimensionnelles élargies afin de gagner en stabilité, en motricité et en économie de charge.
Les secteurs de la construction exigent aussi des pneus durables à même de résister aux terrains difficiles et aux charges lourdes. Car le degré de professionnalisation des utilisateurs apparaît élevé. Il s’agit de techniciens rodés à la question des pressions, des conditions d’utilisation et des caractéristiques des profils. Ils connaissent le marché du premium à la 3e ligne, remarque le responsable. Les attentes portent sur des enveloppes à la fois les plus techniques et affichant le meilleur rendement.
L’agraire gagne en technologie
Aux mains des manufacturiers premium et des spécialistes tels que Yokohama TWS, le marché de l’agraire compose, de son côté, avec des vents contraires. La crise agricole conduit en effet à une concentration des exploitations et à une réduction du nombre de machines. Dans le même temps, la puissance des engins utilisés impose des pneumatiques adaptés et polyvalents.
Ils doivent être capables d'évoluer sur la route avec une résistance au roulement limitée pour réduire la consommation en GNR. Et il faut qu'ils soient en mesure de préserver les sols lors des travaux dans les champs. "Les marchés de spécialités restent techniques. Ils demandent des compétences et une parfaite connaissance des produits", analyse encore Michel Ambroise.
La technicité et la conception des profils sont proportionnelles à la dimension des pneus et au gabarit des machines, jusqu’à atteindre ses limites en agricole avec un diamètre de 2,33 m pour des tracteurs jusqu’à 500 ch. Sur ce segment, les évolutions de la carcasse concernent davantage sa polyvalence et sa capacité à porter la charge tout en tolérant des pressions basses.
"Nous devons aussi tenir compte des spécificités françaises avec des fermes installées dans des secteurs périurbains, souligne Sébastien Dantec, directeur des ventes de Trelleborg agricole remplacement. Dans un contexte agricole évoluant rapidement, le besoin de renforcer la productivité est plus important que jamais".
Les pratiques nécessitent des solutions techniques innovantes comme l’ATMS, dont les capteurs de télégonflage permettent de fournir des données en temps réel sur l’utilisation des pneus. L’enjeu est de se rapprocher du compromis idéal capable de répondre aux attentes des utilisateurs. Les besoins peuvent conduire à une hyperspécialisation dans certains types de cultures telles que la betterave ou la pomme de terre, requérant des profils de pneumatiques étroits sans pour autant augmenter le diamètre.
Leader sur le segment du forestier, Nokian Tyres s’apprête à renforcer sa stratégie et ses investissements à travers un plan à sept ans, en particulier sur l’agraire. Le manufacturier finlandais a présenté ses nouveaux profils cet hiver. L’extension de son portefeuille agricole est destinée à répondre aux besoins d’un marché appelé à progresser au regard de la mécanisation des exploitations.
Les marques de troisième ligne en embuscade
Entre polyvalence et hyperspécialisation, les marchés du hors route composent par ailleurs avec les conséquences de la crise sanitaire. "Pendant cette période, nous avons assisté à des arrêts de production. Les fabricants asiatiques se sont alors engouffrés dans la brèche", analyse Pierre Choubert. Derrière les chiffres publiés par Europool, les marchés de l’agraire ou du génie civil n’auraient en effet pas reculé de 20 %, selon le responsable. La tendance plaide davantage pour un repli de 10 % à 12 %.
Les industriels asiatiques ont fait main basse sur les parts de marché, et accru leur poids en Europe. Non référencés dans les données officielles, ils deviennent une réalité sur le terrain, constatent d’ailleurs les équipes techniques de Goodyear. "Le manque de visibilité des acheteurs après la crise sanitaire les a conduit à conserver leurs machines et à basculer parfois vers des marques asiatiques", remarque Frédéric Perret.
L’orientation vers les marques asiatiques répondrait à un problème de trésorerie momentané. "Les entreprises les testent parfois, mais les marques premium restent majoritaires à près de 95 % dans les appels d’offres", souligne-t-il. Car dans le génie civil, le sujet d’attention porte moins sur le prix que sur le retour sur investissement. Au regard des coûts de production, les opérateurs ne prendront pas le risque d’immobiliser les machines en optant pour un pneumatique à la qualité incertaine.
À l’heure où l’empreinte carbone des entreprises est scrutée de près dans les appels d’offre, le recours à un profil produit en Europe présente aussi ses avantages. Pour autant, "le secteur glisse vers les gammes alternatives", estime Pierre Choubert. Le risque est d’appauvrir le marché.
Le responsable a noté une "déconnexion" entre l’utilisation intensive qui suppose des pneus spécifiques, et le ventre mou du marché tourné vers des gammes quality, voire budget. Une présence accrue des marques de troisième ligne depuis cinq ans, observée également par Sébastien Dantec. Sur un marché de l’agraire qui a compté jusqu’à quatre segmentations de pneus, la tentation est grande.
"La question des troisièmes lignes se pose en fonction de l’âge du tracteur, de la taille de l’exploitation, de son utilisation ou encore de sa puissance ", observe-t-il. Le conseil des concessionnaires et des négociants-spécialistes reste alors essentiel à l’heure du choix. "Le bon sens prime, souligne le responsable. Il est nécessaire de prendre en compte aussi la rentabilité d’un pneu à quatre ou cinq ans."
Des perspectives porteuses
Sur le plan macroéconomique, la crise sanitaire a perturbé les équilibres et tendu les trésoreries. "Elle a remis en cause certains modèles d’exploitation, abonde Guillaume Vidal. Une partie des exploitants a été tentée de se focaliser sur le seul coût des achats de pneumatiques, indépendamment de leur valeur ajoutée".
Face à la stratégie des marques premium tournée vers l’innovation, la durabilité et le retour sur investissement, l’approche tarifaire oriente désormais le hors route. Les exploitants n’hésitent plus à privilégier des gammes de seconde et de troisième ligne pour répondre à des besoins basiques. D’autant que ces marchés attisent la concurrence des néofabricants. Car les perspectives se veulent porteuses, avance le responsable de Michelin.
Elles sont à mettre au crédit de l’augmentation de la population mondiale. En matière d’alimentation, l’agriculture va jouer un rôle majeur pour exploiter les terres arables, tout en préservant les sols grâce à des pneus adaptés. Il sera aussi nécessaire de construire des logements, et donc d’utiliser des engins de BTP. Quant à la consommation, elle promet d’alimenter les activités de manutention des terminaux portuaires dans les prochaines décennies.
Pour les manufacturiers, les segments des pneus agricoles, forestiers, de construction et du génie civil ou de la manutention permettent de démontrer leur degré de maîtrise technique sur des produits clefs, glisse Agnès Bantegny, directrice marketing et communication de Yokohama TWS France et Benelux. "Ils représentent une vitrine technologique et reflètent un réel savoir-faire." Des pneus de spécialité qui donnent alors tout son sens au terme manufacturier.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°184 de mars-avril 2024.