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Manufacturiers

La bataille du pneu durable continue

Publié le 19 décembre 2023

Par Romain Baly
5 min de lecture
Les principaux manufacturiers de pneumatiques engagent des efforts importants en matière de durabilité. De la production à l’utilisation et au recyclage des enveloppes, les travaux amorcés sont colossaux. Mais pas question de parler de pneus "zéro émission" pour autant.
Dans la course à la durabilité, le concept Uptis de Michelin constitue assurément une avancée majeure, préfigurant le futur du pneumatique. ©Michelin

Le premier prototype de voiture "zéro émission" a été présenté en octobre 2022 par le cabinet d’ingénierie HWA (filiale de Mercedes Benz) et le Centre aérospatial allemand. La Zedu-1 est électrique et dotée de dispositifs de rétention des particules fines de freins et de pneus. Ceux-ci ont été efficaces jusqu’à 50 km/h mais au-delà, la réduction d’émissions n’atteint plus que 70 à 80 %. Cette expérience grandeur nature illustre la difficulté de réduire toutes les émissions polluantes des véhicules sur route. Et cela, alors que la norme Euro 7 est encore en cours de discussion (voir encadré).

Mais les fabricants de pneus n’ont pas dit leur dernier mot. Car si l’expérience allemande se limite aux émissions liées à l’emploi du véhicule, eux s’attachent à diminuer l’impact environnemental sur l’ensemble du cycle de vie de leurs produits. De la conception à la production et jusqu’au recyclage, ils investissent massivement pour réduire les émissions de CO2, sans négliger les performances de leurs enveloppes.

Ce chantier est pharaonique au regard des besoins d’énergie et de matières nécessaires à la production de pneus. Pour baisser les émissions de carbone, de particules et la consommation des véhicules qu’ils chaussent, les manufacturiers mènent donc une révolution à la fois technologique et culturelle.

Définir le pneu durable

Parmi eux, le duo Bridgestone-Michelin tire le secteur vers le haut. Tous deux visent à atteindre la neutralité carbone en moins de trente ans. Ici, pas de greenwashing : les moyens qu’ils y consacrent sont colossaux. Ainsi, le japonais investit 600 millions d’euros par an en R&D. "Les mesures concrètes de Bridgestone pour minimiser les émissions de CO2 à l’échelle mondiale comprennent la promotion d’usines vertes et intelligentes, le développement et la fabrication de pneus haut de gamme offrant des performances environnementales supérieures en s’appuyant sur notre plateforme technologique Enliten", précise Mathieu Petitjean, directeur technique France et Benelux de Bridgestone.

Côté conception, le groupe a lancé son développement de pneus virtuels (VTD, Virtual tyre development), simulant précisément leurs performances sans devoir les produire, ni les conduire physiquement. "Pour un pneu de remplacement, la technologie VTD permet d’économiser 33 % de matières premières et d’émissions de CO2, tout en réduisant les essais en extérieur de 10 000 kilomètres, et économise 1,7 t de CO2. Pour les pneus OE, la technologie VTD réduit généralement les émissions de CO2 et l’utilisation de matières premières jusqu’à 60 % pendant leur développement. Elle économise environ 200 prototypes de pneus et réduit les essais physiques d’environ 40 000 km  par projet", détaille Mathieu Petitjean.

De son côté, Michelin a reçu, en juillet dernier, un prix aux Automotive Innovations Awards de Francfort (Allemagne), dans la catégorie "Chassis, car body & exterior" pour récompenser son pneu VL de route intégrant 45 % de matériaux durables. À cette occasion, le fabricant a plaidé pour l’alignement de la profession sur une définition commune du pneu durable.

Objectif 100 % durable

Si les principaux manufacturiers se sont fixé d’ambitieux objectifs environnementaux, leur cadre reste flou. Ainsi, 2023 a vu Continental commercialiser son UltraContact NXT et Pirelli son P Zero, affichant respectivement 65 % et 55 % de matériaux recyclables. Problème : en l’absence de norme, la comparaison des vertus de ces deux produits est rendue difficile par des critères de durabilité différents.

Retenons néanmoins leurs ingrédients tirés de la chimie du végétal et du recyclage pour remplacer les composants fossiles : lignine, silice de cosses de balles de riz, noir de carbone circulaire (de pneus recyclés), polymères bio-circulaires (recyclés), caoutchouc naturel, bio-résines et rayonne. Les manufacturiers se penchent aussi depuis longtemps sur des substituts du latex pour ménager la ressource. Ainsi, Pirelli et surtout Bridgestone étudient le guayule pour le remplacer, et Continental expérimente le pissenlit…

 

Pirelli inscrit un logo dédié sur son modèle durable P Zero E. Mais en l’absence de norme commune à tous les manufacturiers, celui-ci n’engage que la marque italienne. ©Pirelli

 

Plus globalement, Michelin s’est fixé pour objectif de réduire ses émissions de CO2 de 50 % en 2030 (par rapport à 2019) et de 100 % à l’horizon 2050. Sans oublier de diminuer sa consommation de solvants organiques, d’eau et sa production de déchets. Il multiplie aussi ses initiatives et participations dans des co-entreprises pour innover dans le domaine environnemental.

Son homologue Bridgestone a défini ses engagements en 2022 dans sa démarche E8 Commitment. Celle-ci intègre huit valeurs fondamentales de développement durable : énergie, écologie, efficacité, extension, économie, émotion, facilitation et responsabilisation (en anglais : Energy, Ecology, Efficiency, Extension, Economy, Emotion, Ease et Empowerment). Il vise des objectifs similaires avec l’emploi de matériaux 100 % durables d’ici à 2050.

Partenariat entre concurrents

Ce manufacturier vient de la concrétiser une nouvelle fois, en atteignant la neutralité carbone sur l’un de ses sites : son usine de Chakan, en Inde, a réduit de 94 % son empreinte carbone grâce à l’installation de panneaux solaires et d’une chaudière biomasse alimentée par des déchets agricoles. En complément, ce site achète des crédits "Verified Carbon Standard" pour financer un énorme projet photovoltaïque dans le pays. Elle compense ainsi 2 974 tonnes de CO2 émises.

Bridgestone compte encore s’améliorer en y remplaçant ses transpalettes diesel par des modèles électriques et en favorisant les énergies vertes. À terme, le manufacturier veut étendre ce modèle à ses autres unités de production. Parallèlement à leurs efforts, Bridgestone et Michelin ont engagé une coopération depuis novembre 2021.

Les deux concurrents ont décidé de mettre leurs moyens en commun alors que leurs services de recherche butaient sur certains aspects du recyclage. "Nous avons noué une alliance autour de la récupération du noir de carbone par pyrolyse. Nous avons rencontré des acteurs de la spécialité pour examiner les conditions de mise en place de ce marché", explique Cyrille Roget, directeur de la communication scientifique et innovation de Michelin.

La prudence reste de mise

Au-delà de ces efforts industriels, une meilleure éducation des automobilistes et des réparateurs pourrait aussi améliorer dès maintenant l’empreinte environnementale du pneumatique. En effet, "la moitié des pneus sont démontés avant d’avoir atteint leur niveau d’usure en Europe, pointe Cyrille Roget. 128 millions de pneus par an pourraient être économisés si tout le monde attendait qu’ils atteignent leur usure normale. Cela représenterait une économie de 6,6 millions de tonnes de CO2."

Il souligne que 80 % de l’impact écologique des pneus vient ainsi de leur usage, d’après la méthode de mesure PEF (empreinte environnementale d’un produit) définie par l’UE. Malgré l’ampleur de leurs avancées, les limites techniques et pratiques des manufacturiers les poussent à rester prudents.

Contrairement aux constructeurs de véhicules électriques, les fabricants premium rejettent prudemment la formule de "pneu zéro émission". Et gardent la tête froide. Ainsi, Cyrille Roget conclut en rappelant que "produire un pneu durable, c’est bien. Mais il ne faut pas oublier les aspects environnementaux, humains, et le profit. On ne doit pas tirer l’un au détriment des deux autres."

 

ENCADRE

Des manufacturiers partisans d’Euro 7 

Si les députés européens (et les constructeurs automobiles) veulent repousser la norme antipollution Euro 7 à 2030, ce n’est pas le cas de certains manufacturiers. Cette réglementation tiendrait compte des émissions des pneus et du freinage, en plus de celles du moteur. Car désormais, après les progrès réalisés sur les motorisations, ils émettent davantage de particules que l’échappement (59 % des fines émises, d’après l’Ademe). Celles-ci résultent de l’usure due au frottement entre le pneu et la route (TRWP en anglais).

"Nous pensons que la proposition Euro 7 actuelle peut être plus ambitieuse", affirme Mathieu Petitjean (Bridgestone). Même son de cloche chez son concurrent auvergnat. "Une réglementation sur les seuils d’émissions de particules assainirait le marché", argue Cyrille Roget (Michelin). Les marques les plus polluantes (souvent exotiques) seraient obligées d’y fournir des efforts ou de s’en retirer. Cela favoriserait ceux qui investissent pour améliorer la durabilité des enveloppes.

Mais "il existe encore une marge de progrès, souligne Cyrille Roget. Ainsi, sur un véhicule roulant 20 000 kilomètres, nous sommes parvenus à n’émettre “que” 1,5 kg de particules, alors que la moyenne du marché s’élève à 3,5 kg et que certaines marquent émettent jusqu’à 8 kg."

Son homologue japonais obtient aussi de bons résultats dans ce domaine avec, par exemple, son dernier pneu tourisme Turanza 6 (créé à partir de la plateforme technologique Enliten). Celui-ci dépasse la seule réduction des particules qu’il émet, en améliorant également la consommation de carburant et l’autonomie de la batterie (selon le véhicule) en réduisant de 4 % la résistance au roulement, sans compromettre la sécurité.

 

Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°182 de novembre-décembre 2023.

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