Comment l’électrique rebat les standards du pneumatique

Pour les manufacturiers, c’est une rupture technique et stratégique. Le marché mondial du pneu pour véhicules électriques était évalué à 15,4 milliards de dollars en 2023. D’ici 2032, il pourrait atteindre 115 milliards, avec un taux de croissance annuel de 25 %. En clair : une transformation aussi rapide que profonde, qui oblige à repenser les standards.
"Nous avons aujourd’hui plus de 340 homologations sur des véhicules électriques", rappelle Cyrille Roget, directeur de la communication scientifique et innovation de Michelin, qui revendique une avance technologique forte.
Chez Continental, même constat : "Le véhicule électrique reste porteur, notamment avec le verdissement des flottes, mais aussi chez les particuliers", souligne Stéphanie Rongere, responsable marketing France.
Poids, couple, silence… un cahier des charges inédit
Trois contraintes bouleversent l’équation du pneu électrique : le poids, le couple et le silence. Le poids d’abord : les batteries ajoutent 200 à 300 kilos à un véhicule. Cette masse entraîne une usure plus rapide des pneus. "Les véhicules électriques sont plus lourds, avec un couple plus élevé : ils usent les pneus plus vite", rappelle Michelin. L’entreprise estime qu’un pneu sur véhicule électrique peut perdre jusqu’à 25 % de longévité par rapport à un thermique équivalent.
Le couple ensuite : l’accélération immédiate des moteurs électriques met la gomme à rude épreuve. Les départs arrêtés ou les reprises franches sollicitent les flancs et la bande de roulement de façon inhabituelle.
Enfin le silence : sans bruit moteur pour masquer le roulement, les pneus deviennent une source majeure de nuisances. "Les véhicules électriques imposent des contraintes spécifiques : poids plus important, silence qui met en avant le bruit de roulement, et nécessité d’optimiser l’autonomie", insiste Pierre-Emmanuel Leclercq, chef de produit tourisme chez Continental.
Les manufacturiers innovent pour répondre à ces défis. Michelin déploie sa technologie Acoustic, une mousse intégrée qui réduit le bruit intérieur jusqu’à 20 %. Continental propose le système ContiSilent, capable de diminuer de neuf décibels le niveau sonore perçu dans l’habitacle. Vredestein mise sur des gommes spécifiques et un dessin de bande de roulement pensé pour la réduction du bruit. Hankook, avec sa gamme iON, introduit des flancs renforcés, une rigidité accrue et des mélanges réduisant la résistance au roulement.
Les manufacturiers : entre adaptation et spécialisation
Face à ces contraintes, deux stratégies opposées émergent. L’adaptation universelle : c’est la voie choisie par Michelin et Continental. Plutôt que de créer des gammes exclusives, les deux géants intègrent les besoins de l’électrique dans toutes leurs innovations. "Le marché du pneu pour véhicule électrique, en tant que tel, n’existe pas pour nous : nos pneus sont conçus pour convenir à toutes les motorisations. Nous suivons donc l’évolution du marché du véhicule électrique dans son ensemble", tranche Continental.
Même philosophie chez Bibendum : "Nous avons jugé qu’il serait une erreur de réserver nos meilleures technologies seulement aux véhicules électriques : tout le parc doit en bénéficier." Cette logique vise à simplifier l’offre pour les distributeurs et à éviter aux automobilistes un choix trop complexe. L’UltraContact NXT de Continental, un pneu labellisé triple A au niveau européen (bruit, adhérence sur sol mouillé et efficacité énergétique) et compatible avec toutes les motorisations, illustre ce positionnement.
De l’autre côté, la spécialisation assumée : Vredestein et Hankook font ainsi un pari inverse à leurs concurrents. Vredestein a lancé dès 2022 le Quatrac Pro EV, premier pneu toutes saisons spécifiquement conçu pour l’électrique. "Aujourd’hui, toute la gamme Vredestein est compatible avec les véhicules électriques à batterie et hybrides", souligne Yves Pouliquen, vice-président commercial EMEA d’Apollo Tyres.
Hankook a pris le même chemin avec sa gamme iON, développée en versions été et hiver. L’entreprise met en avant des tests menés sur plus de 30 millions de kilomètres pour optimiser la longévité, la tenue de route et le confort acoustique. "Nous avons conçu la gamme iON comme une réponse directe aux défis posés par l’électrique", affirme le manufacturier, qui ambitionne de devenir leader sur ce segment d’ici 2030.
Cette séparation entre universalité et spécialisation illustre deux visions du futur marché. Les uns anticipent une fusion des standards où tous les pneus devront être "EV ready". Les autres misent sur une différenciation technique et marketing durable.
Réseaux d’entretien : la mutation est en marche
L’électrification du parc ne concerne pas seulement les manufacturiers. Les réseaux d’entretien automobile sont eux aussi confrontés à une mutation profonde. Chez Euromaster, l’adaptation est automatique. "Tous nos équipiers ont suivi la formation de base pour intervenir sur les véhicules électriques", indique Olivier Berlioz, responsable marketing.
Le réseau a mis en place trois forfaits spécifiques : Essentiel (contrôle des niveaux et diagnostic batterie), Sérénité (entretien constructeur et maintien de la garantie) et Excellence (prestations complémentaires comme la recharge de climatisation). "Chaque fois que nous lançons une offre, elle est déployée sur la totalité de nos centres au niveau national", insiste l’enseigne.
Sur le plan technique, les constats sont clairs. "Il y a un peu moins d’usure au niveau des freins grâce à la récupération d’énergie, mais davantage sur les pneumatiques, plus sollicités par le couple élevé et le poids des véhicules", précise Euromaster. Certaines pièces de suspension, comme les silentblocs ou les triangles, montrent également des signes de fatigue plus rapides.
Chez Midas, la stratégie s’appuie sur la "e-révision", pensée pour rassurer les clients et préserver la garantie constructeur : "Même quand on a un véhicule électrique, la promesse de garantie constructeur préservée chez Midas est toujours d’actualité", affirme Hubert Tourny, directeur produit et approvisionnement. Le réseau mise aussi sur la transparence : chaque révision inclut un contrôle de l’état de santé de la batterie, avec la possibilité de délivrer un certificat valorisant la revente du véhicule d’occasion.
La formation est un autre pilier. "82 % du réseau était déjà formé fin 2024 ; nous nous rapprochons aujourd’hui des 90 à 95 %", explique Nathan Dacharry, responsable du service formation Midas, qui délivre à ses techniciens des habilitations électriques B0L (travaux à proximité de pièces basse tension), B2VL (maintenance hors tension avec contrôle de sécurité) et BCL (manipulation sécurisée des batteries de traction). L’entreprise revendique une organisation agile, avec des formateurs itinérants capables de diffuser rapidement les compétences.
Le marché suit : aujourd’hui, environ 11 % des entrées ateliers de Midas concernent des véhicules électrifiés, surtout hybrides. Le 100 % électrique reste minoritaire, mais la tendance est claire. "C’est une tendance de fond à laquelle on doit s’adapter, pour laquelle on prépare et on forme déjà notre réseau", résume le groupe.
Vers un nouveau standard de mobilité
Manufacturiers et réseaux convergent sur un point : l’électrique n’est pas un simple effet de mode, mais une transformation durable. "Nous nivellerons toujours par le haut : les innovations développées pour que l’électrique profite à l’ensemble de nos gammes", assure Pierre Emmanuel Leclercq. Michelin met en avant l’impact direct sur l’expérience client : "Le bon choix de pneu peut ajouter 30 à 50 kilomètres d’autonomie supplémentaire". Un atout décisif à l’heure où "l’anxiété d’autonomie" reste un frein majeur à l’achat.
Vredestein insiste sur son approche spécialisée, alignée avec les futures évolutions réglementaires et technologiques. "Nous avons investi massivement en R&D, en simulations et en essais réels pour créer des pneus qui répondent aux besoins actuels mais aussi aux véhicules connectés et autonomes." Hankook, enfin, projette déjà son leadership sur le long terme : sa gamme iON est appelée à se déployer dans toutes les régions où l’électrique progresse.
Pour les réseaux, l’objectif est double : rassurer les automobilistes et se positionner comme une alternative crédible aux constructeurs. "Notre ambition est d’être l’alternative numéro un aux constructeurs, quelle que soit la motorisation", affirme Midas. En changeant les contraintes techniques, en accélérant l’innovation et en redéfinissant les offres de service, l’électrique rebat les standards du pneumatique.
Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°192 de novembre-décembre 2025.
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