La seconde vie du pneu parviendra-t-elle à s’imposer ?
En 2021, la transformation de l’ancienne usine Bridgestone de Béthune (62) en site de reconditionnement de pneus par Black Star (groupe Mobivia) a replacé l’activité du rechapage sur le devant de la scène médiatique. Cette initiative fait écho à celle du distributeur Cogepa, qui avait lancé sa MDD dédiée à ce même type de pneus un an auparavant… À l’heure où pouvoir d’achat, environnement et économie circulaire dominent le débat public, l’attention se porte sur les pneus d’occasion (mis au rebut, mais encore aptes à parcourir des milliers de kilomètres) et les rechapés (ayant reçu une nouvelle bande de roulement), que les spécialistes préfèrent appeler reconditionnés.
Obstacles à surmonter pour les deux offres
Côté automobilistes, "les clients intéressés par les pneus reconditionnés sont majoritairement des particuliers, soit ayant une sensibilité à l’écologie, soit à la recherche de prix et pour lesquels cette gamme répond parfaitement à leur budget", rapporte l’enseigne Carter-Cash (groupe Mobivia). Cependant, "en France, ce marché est très marginal et le seul succès connu à ce jour porte sur des pneus 4×4 rechapés pour des usages très spécifiques comme le trial ou des utilisations professionnelles très exigeantes : agriculture, exploitation forestière…", observe Dominique Stempfel, président du Syndicat des professionnels du pneu (SPP).
Toutefois, si "la part du reconditionné dans le marché du pneu de remplacement est encore minime, la demande est croissante, assure de son côté Jean-Baptiste Pieret, président de Black Star. Notre objectif premier est d’installer un nouveau segment, qui promeut un pneu français écoresponsable".
Pour les utilisateurs, il n’est pas toujours facile de trouver la référence qui convient parmi ces alternatives au pneu neuf. Un marché structuré reste à bâtir et certains obstacles demeurent à surmonter pour les deux types d’offres. D’abord, sur le plan réglementaire, "les pneus d’occasion et rechapés doivent impérativement être contrôlés par un collecteur", souligne Dominique Stempfel. Sur le plan légal, "à partir du moment où c’est un collecteur agréé qui récupère le pneu, il peut ressortir du statut “déchet” et redevenir un pneu d’occasion. Il peut alors être éventuellement vendu et exporté", complète Régis Audugé, directeur général du SPP et de l’U2M (Union des métiers de la mobilité).
Autre point : avant leur revente, les pneus d’occasion doivent être réunis par paires de même type (marque, radial, indice de vitesse, de charge…) et d’état similaire. Car un même essieu doit être doté de roues identiques, sous peine d’être recalé au contrôle technique. "C’est un processus qui coûte finalement très cher, car nécessitant une logistique complexe. Ainsi, le pneu d’occasion atteint le même niveau de prix qu’un pneu neuf asiatique", note Régis Audugé. Néanmoins, "il existe un micromarché de pneus de grandes dimensions intéressant des détenteurs de gros véhicules n’ayant pas le moyen de les entretenir", indique Dominique Stempfel. Reste donc l’argument écologique…
Succès à l’étranger
Ensuite, leur distribution n’est pas toujours claire car, contrairement aux pneus de VI, "nous ne mesurons pas le marché du TC4 d’occasion ou rechapé… N’étant pas assurée par les professionnels chez qui nous comptons les ventes de pneus neufs, cette distribution passe largement sous nos radars", explique Régis Audugé. Il précise que les produits d’occasion empruntent souvent le circuit des plateformes internet (type Leboncoin), voire le canal opaque du particulier à particulier. On les retrouve évidemment aussi dans les centres VHU… En observant les sites de vente, les manufacturiers estiment que les pneus d’occasion représenteraient 5 à 10 % des volumes vendus annuellement.
Autre évaluation du marché : celle des ventes opérées par des collecteurs de pneus usagés. "On évalue ce taux de pneus encore bons à environ 7 %. Mais tous ne sont pas revendus d’occasion en France", annonce Régis Audugé. Seuls deux de ces pneus sur dix seraient commercialisés à nouveau dans l'Hexagone. Les autres partent à l’export, surtout en Afrique, notamment à cause des difficultés pour les réunir par paires. L’importance des TC4 d’occasion reste donc modeste pour l’instant en France, contrairement au Royaume-Uni (15 % du marché) et à la péninsule ibérique.
Côté reconditionnés, les TC4 ne bénéficient pas du même dispositif que leurs homologues chaussant les poids lourds. Ces derniers sont soutenus par les manufacturiers (Bridgestone, Continental, Goodyear, Michelin, etc.) et autres acteurs (fournisseurs de gomme, ABR, Soreval…) qui rechapent en quantités industrielles. Pour les automobilistes tricolores, seul Black Star reconditionne des pneus VL, aux côtés d’homologues indépendants étrangers. Ceux-ci sont majoritairement distribués par des fast-fitters (comme Carter-Cash) et par quelques rares grossistes spécialisés.
L'exemple américain
Au niveau européen, la situation n’est pas plus claire. "Le TC4 d’occasion est un marché sur lequel nous n’avons pas de visibilité. La législation européenne est inexistante en la matière… Et aucun de nos adhérents manufacturiers ne propose de TC4 rechapés", indique Fazilet Cinaralp, secrétaire générale de l’ETRMA (Association européenne des fabricants de pneus et de caoutchouc). Si, en Allemagne, le reconditionné compte adeptes et producteurs (comme Reifen Hingaus), ce marché reste encore modeste.
A contrario, Espagnols et Portugais (comptant les rechapeurs Insa et Fedima) et Italiens en consomment davantage, et le rechapé est très répandu aux USA. Les organisations fédérales sont même obligées de les utiliser depuis presque trente ans… En France, une législation similaire est aussi en vigueur (article 60 de la loi sur l’Économie circulaire du 10 février 2020). "La loi oblige les collectivités à intégrer les pneus rechapés dans leurs appels d’offres, mais il n’y a pas suffisamment d’offres, en particulier sur le plan dimensionnel", observe Dominique Stempfel.
Des préjugés et des abus
Les distributeurs spécialisés sont rares, mais ceux qui se lancent dans l’aventure y croient fermement. Parmi les grossistes, c’est le cas d’Erric Pneus (pour le pneu d’occasion) et de Cogepa, qui a lancé Khefren, sa propre MDD de reconditionnés, lors d’Equip Auto 2020. Positionnée sur le segment B, cette gamme est produite par le rechapeur allemand Reifen Hingaus, à partir de carcasses de modèles premium rechapés à chaud et certifiés par TÜV Nord. Offensif, Cogepa mise sur la transparence via son étiquetage. Il y indique les performances du pneu, comme sur les modèles neufs : consommation, adhérence sur sol mouillé, bruit de roulement, etc.
Son objectif : conquérir des parts de marché en exploitant l’argument environnemental, affirmant que ses pneus reconditionnés génèrent une économie de 48 % de CO2 par rapport à des neufs. Son ambition est de battre en brèche les préjugés. "Les automobilistes ont du pneu rechapé l’image d’un produit qui s’use vite, ne tient pas la route ou pire, qui éclate ! Ces a priori se retrouvent chez les garagistes qui, pour beaucoup, refusent d’en vendre par peur de mécontenter leurs clients", déplore Dominique Fumaroli, directeur commercial et marketing de la société. Des préjugés faux, insiste-t-il. "Un rechapé dans les règles de l’art et avec de la gomme de haute qualité sera comme un pneu neuf."
Il veut donc faire de la pédagogie auprès des automobilistes et des réparateurs, qui restent selon lui d’importants prescripteurs. Le distributeur vise également les flottes. Car "pour contourner en partie les réticences, une solution est de s’adresser directement à une clientèle d’utilisateurs professionnels. Les entreprises possédant des camions utilisent souvent des pneus VI rechapés. Du coup, ces clients connaissent déjà la fiabilité de ce type de produits et hésitent moins à en équiper aussi leurs VL".
L'ombre d'un marché parallèle
Pour la distribution de pneus d’occasion, la situation est peut-être encore plus délicate. Ainsi, dans sa zone de chalandise, Erric Pneus vend ses références directement depuis son atelier de Provins (77) à sa clientèle locale. Nicolas Moriette, son dirigeant, affirme effectuer une économie circulaire complète : collecte, tri, réparation à chaud si nécessaire et revente aux particuliers. D’après lui, ce modèle est économique et viable.
Cependant, "le frein principal est le marché parallèle. Nombre de personnes vendent des pneus d’occasion étrangers sans payer l’écotaxe. De plus, beaucoup de ces vendeurs écoulent sans scrupules des pneus n’ayant pas le même indice de charge et de vitesse", alerte le dirigeant, qui préconise de professionnaliser l’activité. "Pour faire émerger une filière d’envergure, il faudrait mettre en place une certification, une charte ou autre qui soit reconnue, et surtout que des contrôles aient lieu", assure-t-il, en précisant que le pneu d’occasion est normé Afnor PR NF T47-750… mais que son obtention reste coûteuse.
Tous constatent que la demande pour ces pneus alternatifs augmente, mais qu’elle se heurte aux limites du gisement d’enveloppes disponibles. "Les pneus de bonne qualité sont de plus en plus difficiles à trouver parce que l’utilisateur use davantage son pneu. Et si les ventes de pneus d’occasion ou rechapés augmentent, la quantité de pneus neufs vendus diminuera, ce qui pénalisera l’approvisionnement", anticipe Nicolas Moriette. "Le problème réside aussi dans la capacité à rechaper toutes les dimensions. On compte entre 1 000 et 1 500 références dans le catalogue TC4 d’un manufacturier majeur", complète Dominique Stempfel.
Faire bouger les manufacturiers
Autre obstacle en vue pour le reconditionné : la réglementation européenne en préparation sur l’étiquetage. Comme les pneus neufs, l’étiquette des rechapés devra indiquer leurs caractéristiques en termes de consommation ou de tenue de route sur sol mouillé. "Cela risque de poser quelques soucis, puisqu’on manque d’éléments aujourd’hui sur la qualité intrinsèque des pneus rechapés. Potentiellement, ce sera un peu plus difficile à gérer, car ils risquent de présenter des niveaux un peu plus bas que le neuf", pense Régis Audugé.
Mais le principal obstacle reste la résistance des manufacturiers. En matière environnementale, leurs recherches portent exclusivement sur la réutilisation du caoutchouc des pneus usagés, suivant diverses technologies, pour refabriquer des pneus neufs. Néanmoins, les partisans du pneu reconditionné n’en démordent pas. "Demain, la filière pneu devra effectuer sa mue et suivre les tendances marché transfilières. L’une des pistes de développement sera de repenser le modèle actuel et de faire évoluer le pneu monovie vers la multivie", assure Jean-Baptiste Pieret chez Black Star.
Il est convaincu que les contraintes techniques pour y parvenir seront aisément absorbées par le savoir-faire des manufacturiers. "Ensemble, nous devons repenser le pneu de demain, et proposer un pneu neuf VL reconditionnable plusieurs fois, sur le modèle du poids lourd ou de l’avion", affirme le responsable. Reste à voir si l’expérience de Black Star et Mobivia parviendra à suffisamment séduire les automobilistes pour infléchir la stratégie des manufacturiers en faveur du reconditionnement.