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Manufacturiers

Quand les manufacturiers se rêvent en équipementiers

Publié le 15 février 2024

Par Tristan Baez
5 min de lecture
À l’heure des bouleversements majeurs que vit l’industrie automobile, les grands manufacturiers de pneumatiques seraient-ils en passe de devenir les nouveaux piliers de l’équipement ? Les stratégies divergent et chacun semble avoir une vision bien différente sur la question.
Avec sa branche automotive située à Toulouse (31), Continental développe des technologies de pointe pour les voitures connectées. Ces modules d’antennes 5G sont connectés à l’ordinateur de bord du véhicule et fournissent tous types d’informations. ©Continental

Depuis quelques années déjà, de nouvelles tendances pointent au sein des manufacturiers de pneumatiques. Les groupes courent après les innovations, certes, mais ils s’enrichissent aussi de compétences, parfois inattendues et plus ou moins proches de leur savoir-faire originel. Michelin n’est pas étranger à la pratique. Le clermontois a commencé sa diversification il y a un siècle. Des bornes kilométriques au Guide vert, en passant par le montage à domicile des pneumatiques à partir de 1920…

Michelin a toujours su répondre aux attentes de ses clients automobilistes en devançant la demande. Lorraine Frega, directrice business distribution, services et solutions, et membre du comité exécutif du groupe français, pose d’emblée : "Dans un secteur concurrentiel et en forte mutation, la capacité à innover pour trouver d’autres sources de développement et de valeur pour les clients est clé, même pour des leaders du marché comme Michelin."

Quant à Bridgestone, son historique bien moins étendu en matière de diversification ne le désavantage pas dans une course à l’innovation toujours plus prégnante. Outre la fabrication d’isolants antisismiques ou sa position de leader sur la balle de golf (qui ne fait aucun rebond dans nos contrées occidentales), le manufacturier japonais met les chances de son côté en misant sur toutes les solutions qui gravitent autour du pneumatique.

L’allemand Continental a, lui, maximisé ses chances de réussite dans la première monte automobile par le biais de nombreux rachats dès la fin du siècle dernier. "Aujourd’hui, 100 % des voitures qui sortent d’usine en Europe comportent a minima un élément estampillé Continental", affirme Oliver Schneider, directeur général de Continental tyres France.

Xavier Antressangle, directeur commercial poids lourds France et Maghreb chez Hankook, parle de "marché concurrentiel dans lequel il faut perpétuellement trouver des leviers de différenciation". Ces revirements de situations sont-ils une nécessité pour ces fabricants originellement portés par le seul produit pneumatique, ou un effet connexe de l’émergence de manufacturiers exotiques aux prix défiant toute concurrence ?

Ambitions internes, connaissances externes ?

Pour des manufacturiers de telle envergure, passer de la simple fabrication de pneumatiques à une dimension de spécialiste des solutions de mobilité, voire au statut d’équipementier mondial, ne se fait pas du jour au lendemain. Si l’initiative de diversification est globalement interne, elle se construit dans la plupart des cas par le biais de compétences externes. La nécessité de s’installer et de croître rapidement sur des marchés comme celui de l’équipement de première monte justifie bien souvent l’utilisation de grands moyens.

Continental a largement investi pour s’imposer dans cet autre domaine. C’est avec trois acquisitions que le groupe allemand est entré dans le top 5, symbolique, des équipementiers mondiaux : la branche freinage du groupe ITT en 1998, puis la partie automotive de Motorola en 2006, avec les nombreuses usines (États-Unis, Mexique…) qui en dépendaient, et enfin le plus gros rachat, celui de la division automotive de Siemens en décembre 2007.

Stefan May, président de Continental France, explique cette démarche avec son regard financier : "Il existe deux types d’entreprises. Les premières sont en forte croissance, elles génèrent du cashflow et investissent dans la R&D pour continuer à se développer. Les autres sont des entreprises dites "value" (valeur), elles sont au premier plan de marchés matures et génèrent donc beaucoup de trésorerie libre. Continental en fait partie et doit réinvestir cette trésorerie pour continuer à se développer autrement."

Désormais, le groupe allemand, qui se définit comme équipementier, fabrique de nombreux types d’équipements de première monte. Il fournit principalement aux constructeurs des modules de contrôle d’airbag, des capteurs d’aide à la conduite (Adas), des écrans de tableau de bord ou des clés de contact.

Élargir le spectre

D’autres manufacturiers n’ont pas hésité à réinvestir leur trésorerie libre pour acquérir rapidement de nouvelles compétences. Tom Adams, vice-président et directeur général France et Benelux de Bridgestone, reconnaît que les rachats d’entreprises coûtent cher, mais sont de vrais accélérateurs pour prendre position sur un marché inconnu.

Le manufacturier japonais a ainsi repris TomTom Telematics, puis Azuga, le numéro un de la gestion de flotte aux États-Unis et, dans un tout autre domaine, Bandag, spécialiste du rechapage de pneus PL pour la France. Ces opérations ont été productives, puisque l’entreprise se considère maintenant comme fournisseur de services et de solutions bien plus que comme manufacturier de pneumatiques classiques neufs.

Le partenariat est une alternative somme toute efficace, et Bridgestone y a recours dans sa course à l’innovation en matière de pneumatiques écoresponsables. Récemment, il présentait le nouveau matériau baptisé Tecsin, avec ses partenaires technologiques Solvay (le groupe de chimie belge) et Arlanxeo (spécialiste français du caoutchouc synthétique.) Le japonais s’est aussi engagé sur un partenariat avec Michelin dans une démarche de normalisation du recyclage du noir de carbone.

Une solution : LA solution

Qu’importe la diversification, le pneumatique reste l’élément le plus rémunérateur de ces manufacturiers de grande envergure. Pour Continental, il représenterait 35 % du chiffre d’affaires. Bridgestone estime que le pneu occupe 73 % de ses parts de marché, et Michelin environ 95 % ! Si les chiffres pour des manufacturiers comme Hankook ou Goodyear restent méconnus, une évidence s’impose pour les premiers : les services et les solutions prennent de plus en plus de place.

"Michelin Connected Mobility, notre nouvelle offre, illustre cette diversification et combine à la fois l'optimisation de la performance du pneu, la maintenance prédictive et la gestion de flottes connectées" détaille Arnault Mercier, directeur stratégie et design de la bien nommée division services et solutions de Michelin. Et ce dernier d'indiquer l'objectif de son groupe : "Nous voulons que nos activités autour et au-delà du pneu atteignent 20 à 30 % du CA à l’horizon 2030."

Chez Bridgestone, les 20 % ont même déjà été atteints. Alors la vraie issue réside-t-elle dans les offres de services et de solutions de mobilité ? Tous semblent s’accorder sur ce sujet, comme sur celui de la sécurité routière. Les capteurs TPMS sont désormais présents dans la plupart des pneumatiques de ces manufacturiers, et pour les flottes, la collecte de données sur des clouds permet de prévenir des comportements inhabituels du pneumatique et d’assurer un suivi tout au long de sa durée d’utilisation. Les capteurs TPMS de Goodyear intègrent même la technologie G-Predict, un système prédictif qui anticipe les incidents par des alertes transmises aux gestionnaires de flotte.

Hankook développe dans ses centres d’essais Technodome et Technoring (Corée du Sud) des pneus dont le rendement atteint des sommets, notamment grâce à l’utilisation de ces données. Le service prend une place à part entière pour les flottes, et chaque manufacturier l’a bien compris.

Si Hankook garantit ses pneus face aux aléas de la route avec son programme SmartLife, Bridgestone a misé sur la notion d’écosystème. Une manière de fidéliser les gestionnaires avec des offres intégrées liées à ses réseaux de fast-fitters (Speedy, First Stop) pour prendre spécifiquement en charge la maintenance des pneus de poids lourds. Le manufacturier japonais a également noué un partenariat exclusif avec le constructeur américain Fisker pour fournir les pneumatiques des véhicules de la marque, mais aussi prendre en charge l’entretien et le service après-vente en France dans son réseau Speedy.

Énormes défis de demain

La plus grande solution n’a pas encore réellement été trouvée : celle du développement durable sur un marché dans lequel la chimie compte pour beaucoup. Chaque manufacturier s’est fixé des dates, plus ou moins proches, pour atteindre la neutralité carbone dans sa production de pneumatiques. Et tous les défis sont permis, puisque des manufacturiers challengers, comme Nokian Tyres, ambitionnent de réaliser cet objectif avant la fin de la décennie.

Quand Hankook et Goodyear sous-traitent le rechapage de leurs pneumatiques en France, dans une démarche d’économie circulaire, Bridgestone, et d’autres, se fixent le challenge de transformer le pneu en fin de vie en de nouveaux matériaux recyclés. Tom Adams reste pragmatique : "Chaque manufacturier a un rôle à jouer, mais cela reste compliqué à mettre en œuvre sur des bases industrielles. On ne peut pas changer du jour au lendemain les technologies de 150 usines dans le monde !"

L’américain Goodyear a, lui, créé un fonds d’investissement pour assurer son futur, comme l’explique Mario Recio, directeur général France : "Goodyear croit en un avenir de nouvelles technologies, avec une vision de nouvelles expériences de mobilité pratiques qui seront accessibles, durables, efficaces et sûres. Goodyear Ventures se consacre à soutenir les start-up qui feront avancer la révolution de la mobilité." Le phénomène d’expansion et d’innovation des manufacturiers serait donc résolument basé sur une approche écoresponsable et durable d’un des matériaux les plus polluants au monde, le caoutchouc synthétique !

 

Cet article est extrait du Journal du Pneumatique n°183 de janvier-février 2023.

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